Devarim-Hazon 5773

Chers amis,

Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’expliquer, le calendrier hébraïque possède un grand nombre de particularités liées aux rythmes solaires et lunaires. Certaines de ces particularités sont dues aux calculs astronomiques, d’autres à la nécessité de célébrer les fêtes à une même période de l’année. Il en est de même pour le choix de l’attribution des parachot. D’une année sur l’autre, quelles que soient les conditions du calendrier, le chabbat qui précède Ticha Beav on lit la paracha Devarim, et comme Haftara le premier chapitre du prophète Isaïe, qui commence par le mot « Hazon », « vision », et qui donne son nom au chabbat : Chabbat Hazon.

Curieux nom que ce chabbat. Si l’on s’en tient à l’enseignement traditionnel, nous sommes au cœur d’une des périodes les plus tristes du peuple juif. La Michna dénombre les malheurs qui se sont abattus sur nos ancêtres à cette époque :

Michna Taanit 4, 6
Cinq choses sont arrivées à nos ancêtres le 17 Tamouz et cinq choses  le 9 av.
Le 17 Tamouz les tables ont été brisées, on a cessé de faire le sacrifice quotidien, les murailles de la ville sont tombées, Vespasien a brûlé la Torah et a placé une statue dans le sanctuaire. Au mois de Av il a été décrété que nos ancêtres ne rentreraient pas en terre de Canaan, le Temple a été détruit une première et une seconde fois, Bétar a été prise, et la ville a été labourée.
Quand le mois de Av commence on limite les occasions de réjouissance.

S’ensuit, d’après les livres d’histoire, toute une série de malheurs postérieurs : les croisades, l’expulsion des juifs d’Espagne etc.

Logiquement, ce chabbat devrait donc s’appeler « Chabbat de la désolation, des malheurs, des massacres… » Mais pas « Chabbat  de la vision ». A moins que la vision dont il est question ici ne soit une vision de catastrophe et de terreur. Effectivement, la vision d’Isaïe est terrible. Mais contrairement au prophète Jérémie ou au livre des Lamentations, sa vision n’est pas faite de sang qui coule et de massacres d’innocents, en tout cas pas au début dans le premier chapitre.

Après une description de désolation, de ruine et d’abandon qui ne concerne pas Jérusalem mais le royaume d’Israël au Nord : « Votre pays est une solitude, vos villes sont consumées par le feu! Votre sol, sous vos yeux des étrangers le dévorent, c'est une ruine, comme un bouleversement dû à des barbares. »

Sa vision s’attache à décrire la situation économique et sociale de la Jérusalem de son temps : « Tes chefs sont dissolus, se font complices de voleurs; tous aiment les dons corrupteurs et courent après les gains illicites; à l'orphelin ils ne font pas justice, et le procès de la veuve n'arrive point devant eux. »

La nature de ce texte permet de poser la question de la nature de la prophétie : certes, Isaïe est un voyant, qui annonce l’avenir. Il est aussi un homme qui a des théophanies : il rencontre Dieu, le « voit », et Dieu s’adresse à lui en différentes occasions. Mais ici dans le premier chapitre, celui que nous lirons demain pour la Haftara, la vision d’Isaïe se développe en deux parties : premièrement une analyse du présent, une critique acerbe du comportement moral de ses contemporains. Deuxièmement une prise de parole au nom du divin pour critiquer la façon dont les hommes pratiquent la Torah.

Selon sa description, sa vision, les juifs de son époque pratiquent scrupuleusement les sacrifices, ainsi que les מצוות בין אדם למקום commandements entre l’homme et Dieu, commandements verticaux, transcendantaux, alors qu’ils ont abandonné depuis longtemps les valeurs des commandements horizontaux, מצוות בין אדם לחברו, les mitsvot entre l’homme et son prochain, les commandements éthiques et moraux qui régissent les relations humaines.

Ce qui me fascine chez Isaïe comme chez la plupart des prophètes, ce n’est pas sa capacité à prévoir le futur sans se tromper. C’est plutôt sa façon de décrire en termes poétiques et avec un art littéraire abouti une attitude humaine, aussi courante à son époque qu’à la nôtre, attitude dérangeante par sa remise en question des catégories du religieux.

Je vous laisse apprécier l’actualité de l’analyse d’Isaïe. Je remarque souvent à quel point les personnes qui font leurs premiers pas vers un retour à la tradition sont choquées de l’attitude des « religieux ». Comme si naïvement, on considère naturellement qu’une personne religieuse est automatiquement quelqu’un de bienveillant, de pacifique, d’apaisé dans ses relations avec Dieu comme avec les autres. Or nombreux sont ceux qui s’investissent dans une pratique démonstrative, dans une surenchère active qui leur est toute personnelle, et s’oublient dans une quête de la perfection du service divin, en ignorant volontairement ou pas les dimensions éthiques du comportement requis par notre tradition.

Comment peut-on être pratiquant, attaché à la tradition et à ses rites, et se comporter comme un escroc dans les affaires, avec violence dans ses rapports familiaux et sociaux, ou mentir et voler ?

Et pourtant, dans toutes les religions, et dans tous les pays, des religieux (au sens de représentants de la religion) se compromettent dans des scandales financiers ou de mœurs, ou par des attitudes complaisantes envers les dictatures.

Si donc je m’inscrivais dans l’esprit d’Isaïe, je dénoncerais ces religieux sans éthique, en priorité ceux de mon peuple, car la question des islamistes ou des fondamentalistes chrétiens ne me concerne pas directement. Je m’attacherais à dénoncer de façon la plus virulente possible ceux que je considère comme mes adversaires au sein de mon propre peuple : ceux qui au nom de leur conception de notre tradition commune alimentent méfiance, conflits, voire la haine et la violence entre nos communautés. En me limitant aux événements de cette semaine, je pourrais parler des nouvelles provocations au Kotel lors de la prière mensuelle des femmes du Temple (« Néchot HaKotel ») à l’occasion de Roch Hodech Av, ou encore de ce jeune homme qui tout en faisant partie d’une communauté de Harédim (ultra-orthodoxes) à Jérusalem s’est fait lyncher… par des membres de sa propre communauté opposés au service dans Tsahal.

Mais très franchement cela ne me semble pas un bon message de Ticha BeAv. Car dénoncer et rejeter l’autre au nom de ma propre compréhension des valeurs de la Torah est justement le comportement que je leur reproche. La rhétorique qui consiste à dénoncer un groupe à cause des agissements de quelques-uns, est non seulement pas très honnête, mais elle aboutit souvent à provoquer un sentiment de rejet pour toutes les valeurs : si des religieux sont capables de faire cela, c’est donc que la religion est pourrie. Une variante de l’expression populaire « jeter le bébé avec l’eau du bain » : lorsque j’étudiais chez le rabbin Bernheim, une dame lui posa un jour la question « que pensez-vous des rabbins qui disent ou font ceci ou cela… ? ». Réponse très classe (comme toujours) : « Lorsque vous n’êtes pas satisfaite de votre médecin, vous allez en voir un autre. Mais parfois il arrive que certaines personnes choisissent exprès de mauvais médecins afin d’alimenter leur rancœur contre la médecine ».

Donc je n’ai pas l’intention de désigner des coupables et de les dénoncer publiquement, ce qu’Isaïe se garde bien de faire.

Car si on parle de religieux qui pratiquent une partie des commandements mais pas l’autre, c’est aussi de chacun de nous qu’il s’agit. Nous choisissons tous de pratiquer en premier lieu, avec le plus de ferveur et d’exactitude ce qui nous parle, ce qui fait sens, ce qui nous plait, en légitimant les multiples raisons qui nous font ne pas pratiquer les autres commandements.

Isaïe oppose deux sortes de mitsvot. Ce texte est très célèbre et évidemment il y a eu plusieurs façons de le lire :

Certains, parmi les rabbins du Talmud et certains orthodoxes aujourd’hui, considèrent que le message d’Isaïe est : il ne sert à rien de pratiquer sans ferveur ni intention pure, au contraire, il faut pratiquer, mais avec כוונה. De la même manière que Dieu nous ordonne un comportement rituel particulièrement exigeant et rigoureux, nous devons accomplir ses exigences éthiques avec le même scrupule. Il nous faut accomplir les commandements éthiques de la Torah parce qu’ils sont aussi importants que les comportements transcendantaux, et nous risquons d’être punis de la même façon pour la transgression des uns comme des autres. C’est d’ailleurs le message talmudique et prophétique concernant la destruction du Temple : שנאת חינם. Le Temple a été détruit parce que le peuple juif ne respectait pas en son sein les comportements éthiques de la Torah. J’ajoute un petit commentaire personnel : ce qui est gênant dans cette conception est que le comportement éthique est encouragé non pas pour sa valeur morale universelle, mais uniquement pour sa valeur religieuse.

D’autres, parmi les tenants de la réforme et les ancêtres de judaïsme libéral, ont interprété Isaïe ainsi : de la phrase « la pratique ne sert à rien s’il n’y a pas de comportement éthique ». On est passé à : « La pratique ne sert à rien, ce qui compte c’est le comportement éthique. » On en vient à glisser vers un raisonnement qui consiste à considérer les commandements transcendants comme un héritage du passé, un folklore utile et important à une époque donnée mais que les juifs peuvent choisir librement d’abandonner au nom du fameux concept de « modernité ». Ce qu’il est crucial d’observer, ce qui est le fondement du judaïsme comme de toute religion, c’est l’éthique (je renvoie aux travaux du philosophe Hermann Cohen et de l’école de Marbourg, Néo-Kantiens).

Arrivé à ce point, je dois présenter une troisième voie, celle qui tentera de réaliser non pas un mélange mais une synthèse des deux précédentes :
  • Une fidélité intransigeante avec la pratique, toute la pratique.
  • Un niveau d’enseignement et d’érudition suffisant pour faire comprendre aux pratiquants que chacun des commandements, même le plus obscur, contient un enseignement éthique plus ou moins profondément enfoui, plus ou moins oublié.

Mais commencer à pratiquer, à s’abandonner à faire des actions dont on ne maîtrise pas le sens, qu’on ne comprend ni n’appréhende dans sa totalité, cela demande une certaine dose de « confiance », une des traductions possibles du mot « émouna » (la foi).

Pour finir, et à propos de dénonciation de phénomènes de société, je vous renvoie au magazine en ligne d’Akadem, avec ce débat entre Delphine Horvilleur et Gérard Zyzek, à propos des tentatives de faire disparaitre les femmes de la sphère publique à partir d’arguments religieux en Israël. Sans rentrer dans les détails de la discussion, un des arguments de l’enseignant chargé de défendre le point de vue orthodoxe est qu’il faut séparer « lecture des textes » et « phénomènes de société ». J’ai rarement entendu quelque chose de plus faux. Premièrement, car les phénomènes de société sont le fruit d’une lecture et d’une interprétation des textes, et qu’il est du devoir des responsables religieux de mettre de l’ordre dans l’un comme dans l’autre. Deuxièmement, parce qu’à une certaine époque ce ne sont pas les textes qui ont fait la société, mais bien le contraire : il suffit de lire et de relire Isaïe pour se convaincre que c’est la société, ses défauts et ses travers, qui est le point de départ de l’expression du divin qui devient un texte religieux.


Chabbat chalom

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