Tazria-Metsora 5773


Chers amis,

Il y a des moments dans lesquels l’actualité est particulièrement douloureuse, et choisir de s’exprimer est difficile, risqué, mais nécessaire. Il se trouve que la période entre Pessah et Chavouôt est dédiée entre autres à la lecture et l’étude des Pirké Avot, ce « traité des Principes », une collection d’aphorismes dont les premiers datent sans doute de l’époque de la Michna, même si la rédaction du traité tel qu’il est entre nos mains s’étend sur plusieurs siècles et se termine probablement au moyen-âge.

A propos des Pirké Avot, un de mes maîtres le rabbin David Golinkin, président de l’institut Schechter auquel est rattaché le séminaire rabbinique où j’ai fait mes études, disait fréquemment que tout rabbin devait les savoir par cœur « pour avoir toujours quelque chose à dire dans toute les occasions, et à propos de toutes les situations ».

Avoir toujours quelque chose à dire, être tenu de s’exprimer sur des choses qui ne m’intéressent pas, ne me regardent pas ou me rendent mal à l’aise était un des aspects de la profession de rabbin que je craignais le plus lors de mes études. C’est en partie pour cette raison que lorsqu’on m’a demandé de choisir un verset ou un enseignement qui m’a particulièrement touché, pour le faire figurer sur mon diplôme, j’ai choisi un enseignement de Chammaï, le maître de l’époque du second temple, ancêtre emblématique de l’école qui prendra son nom et s’illustrera par l’application de la loi avec une certaine rigueur ( בית שמאי « l’école de Chammaï »). Même si, comme souvent, le maître était bien moins sourcilleux que ceux qui se sont réclamés de lui après sa mort. L’enseignement que j’ai choisi disait donc:
משנה מסכת אבות פרק א משנה טו
[יד] שמאי אומר עשה תורתך קבע אמור מעט ועשה הרבה והוי מקבל את כל האדם בסבר פנים יפות:

« Etudie la Torah régulièrement, parle peu et agis beaucoup, et accueille chaque personne avec un visage doux et agréable »

Pour ce qui est de l’étude régulière de la Torah, chaque rabbin de communauté sait à quel point la charge de travail est lourde et qu’il est difficile de se libérer régulièrement pour étudier, contrairement à ceux qui se consacrent entièrement à l’étude à la yéchiva ou au kollel.

Pour l’accueil de chacun avec un visage doux et agréable je m’y emploie de toutes mes forces depuis bientôt 4 ans.

Mais ce qui m’intéressait était surtout au milieu : « parle peu et agis beaucoup ». J’aime cette phrase pour plusieurs raisons :
  • Parler peu ce n’est pas se taire. C’est au contraire avoir le souci d’utiliser le langage pour transmettre une idée, une pensée de la façon la plus claire possible sans lasser son auditoire par de multiples digressions ou enchainement d’exemples. Pour avoir passé de nombreuses années à l’université en France et en Israël, pour avoir assisté à des conférences, des tables-rondes, des colloques, parfois réussis, parfois aussi longs et ennuyeux que vides et sans intérêt, j’ai appris à différencier ceux qui prenaient la parole pour transmettre un enseignement, une idée, un concept, de ceux qui utilisaient l’attention de l’auditoire pour briller, se mettre en valeur et se faire admirer. Parler peu signifie que quel que soit ce que l’on doit dire ou annoncer, avoir dès le départ à l’esprit que ce doit être concis oblige à synthétiser sa pensée, à la filtrer, la tamiser, à l’amener à se réduire pour en extraire le principal du superflu. Le verbe qui correspond dans l’hébreu rabbinique est לצרף un verbe ordinairement employé dans un contexte de métallurgie, lorsqu’il faut fondre le métal pour mieux le purifier.
  • Parler et agir, ce n’est pas la même chose. Contrairement à Dieu, le Dieu de la Genèse pour qui les paroles se transforment simultanément en actes, pour nous humains le domaine de la parole n’est pas identique, ni même équivalent au domaine du faire, de l’action dans le concret qui doit suivre l’énonciation de la réflexion.
  • Justement pour cette réflexion/rumination qui n’est pas exprimée dans ce court aphorisme même si elle est présente en filigrane à l’arrière-plan. Parler ne doit se concevoir que comme l’expression d’une pensée, et le fait d’agir n’exclut en rien (au contraire !) la continuation de cette rumination qui nourrit l’esprit.
  • Enfin par la sage opposition entre les deux concepts, qui s’équilibrent comme les plateaux d’une balance. Ce n’est pas « tais-toi et agis ! » mais au contraire « parle, mais pas trop, car plus tu parles moins tu agis, et surtout pèse chaque mot, car il doit valoir le temps pendant lequel tu ne fais rien d’autre que l’énoncer »

C’est donc tout naturellement dans les Pirké Avot que j’ai été chercher quelque chose à dire sur l’affaire qui a ébranlé la communauté juive de France ces deux dernières semaines.

Cela ne m’est pas un exercice facile, car ceux qui me connaissent savent que j’ai pour Gilles Bernheim une admiration sincère, et que je me réfère très souvent à ses enseignements lors de mes cours ou de mes drachot.

Mon premier réflexe, comme tout le monde je suppose, fut de nier que ce dont on l’accusait soit vrai.

Puis j’ai essayé de l’expliquer, en exprimant ma colère qui était à la hauteur de l’admiration que j’ai pour lui :
משנה מסכת אבות פרק ד
משנה כא
[כג] רבי אליעזר הקפר אומר הקנאה והתאוה והכבוד מוציאין את האדם מן העולם:
« La jalousie, l’appétit (l’ambition) et l’honneur font sortir l’homme de ce monde »

Tout cela est-il la conséquence de la recherche, d’un appétit de gloire et d’honneurs, d’une ambition démesurée ?

Mais très rapidement il m’est apparu que la meilleure, la plus digne des attitudes à adopter était celle de détourner pudiquement le regard :
משנה מסכת אבות פרק ד
משנה יח
[יט] רבי שמעון בן אלעזר אומר אל תרצה את חבירך בשעת כעסו ואל תנחמנו בשעה שמתו מוטל לפניו ואל תשאל לו בשעת נדרו ואל תשתדל לראותו בשעת קלקלתו:
« Ne tente pas de le rencontrer/de le voir/de l’observer pendant qu’il est humilié, déprécié, et qu’il ne jouit plus de la position et des moyens qui étaient les siens auparavant »

Lorsqu’un homme est cassé, brisé, jeté à terre par la vindicte publique, à tort ou à raison, il n’est nullement nécessaire de s’ajouter au nombre de ceux qui hurlent avec les loups. Il est une attitude, pour ne pas dire une valeur que les sages des Pirké Avot, avec une pointe d’humour et d’ironie ont cherché à diffuser largement : שתיקה qu’on traduit par silence, mais qui est plutôt le fait de se taire.
משנה מסכת אבות פרק א
משנה יז
[טז] שמעון בנו אומר כל ימי גדלתי בין החכמים ולא מצאתי לגוף טוב אלא שתיקה ולא המדרש הוא העיקר אלא המעשה וכל המרבה דברים מביא חטא:
« Je n’ai rien trouvé de meilleur pour la santé que le silence (la retenue) […] plus on parle, plus on a de chances de fauter. »

משנה מסכת אבות פרק ג
משנה יג
[יג] רבי עקיבא אומר שחוק וקלות ראש מרגילין לערוה מסורת סייג לתורה מעשרות סייג לעושר נדרים סייג לפרישות סייג לחכמה שתיקה:
« le rempart de la sagesse c’est le silence »

Tout cela pour dire que l’évènement étant particulièrement choquant et douloureux pour moi à plus d’un titre, je ne m’exprimerai pas plus sur la question. Sauf à dire que dans cette affaire, le judaïsme français perd tragiquement un maître, un Sage au sens le plus noble qu’a ce terme, indépendamment des maladresses qu’il a pu commettre. Mais il est important que la chute d’un homme ne discrédite pas a posteriori toutes les actions qu’il a menées ainsi que les enseignements qu’il a délivrés pendant toutes ses années de travail. Car même si les Pirké Avot accordent une importance considérable à nommer la chaîne de transmission de la Torah, ils n’oublient pas que l’important, l’essentiel, reste encore le contenu du message et pas son contenant, ni le nom de la personne à qui on l’attribue.

Chabbat chalom

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