Vayechev 5772


Chers amis,

Les récits que nous lisons en ce moment, issus de la fin de la Genèse, comptent parmi les plus connus de la Torah, et font partie du patrimoine de l’humanité. Le récit- les récits rapportant les péripéties des fils de Jacob, en plus d’être d’une beauté, d’une qualité littéraire d’un niveau qui n’a pas fini de nous surprendre, ont été considérés dans notre tradition comme une mythologie fondatrice, annonciatrice, explicatrice d’une certaine réalité provenant du milieu dans lequel elle a été produite : la population qu’on appelle Ivrim (les hébreux) qui compte une douzaine de tribus différentes mais parlant la même langue et se sentant proches, alliées face à des ennemis communs, se réfère à des récits fondateurs dans lesquels, dans un passé lointain, ils sont issus d’une histoire commune, d’une lignée d’ancêtres communs, dont l’existence va servir de référent et donner un sentiment d’unité, d’unification. Les douze tribus ont toutes un même ancêtre, un père, un « patriarche » : Yaakov, qu’on appelle aussi Israël. Par le pouvoir du mythe, le groupe de tribus va devenir un peuple, le peuple d’Israël.

Le fait que Yaakov ait eu douze fils est probablement un chiffre typologique, très utilisé dans la mythologie antique, et qui ne correspond pas à une réalité précise (la « tribu » de Lévy n’a pas de territoire mais quelques villes, il n’y a pas de tribu de Joseph mais des « demi-tribus », etc.) Néanmoins, on sent pointer derrière le mythe une certaine réalité politique : Yéhouda n’est pas l’ainé mais il est le leader, le chef incontesté. Shimon et Lévy sont des guerriers, parfois sauvages et brutaux. Benjamin est un éternel trublion, jamais soumis ni discipliné etc.

A l’intérieur de ces récits, certains textes prennent une place importante, que l’on arrive assez mal à expliquer rationnellement : quel intérêt, quelle fonction avaient les récits de mettant en scène des personnages féminins aux prises avec une violence masculine ? Si on imagine facilement que l’histoire du viol de Dina, que nous avons lue et étudiée la semaine dernière, fait écho à une guerre que les tribus de Shimon et Lévy ont mené contre la ville de Shkhèm, on se demande pour quelle raison le texte de la Torah donne une telle importance à l’histoire de Tamar, belle-fille de Yéhouda qui deviendra son épouse? Quels rôles jouent les personnages féminins dans la Genèse ? Que ce soient les quatre épouses de Yaakov ou Joseph, il y a toujours un mystère, un arrière-goût énigmatique à la lecture des récits qui mettent en scène ces personnages, et à leur rôle dans la suite narrative de la Torah. 

Vous avez bien entendu, dans les « personnages féminins » j’inclus Joseph. Je l’inclus pour plusieurs raisons :
1.     Il ressemble à sa mère, Rachel, qui était de grande beauté.
2.     Contrairement à ses frères il est le fils qui ne travaille pas dans les champs, il reste à l’intérieur, dans la tente, en compagnie des femmes. Position féminine de la gardienne du foyer.
3.     Il se distingue par un vêtement particulier (koutonet passim) dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est qu’il est différent de tous les autres, ceux de ses frères.
4.     Il est victime de violence de la part de ses frères qui le déshabillent.
5.     Il est jeté dans un puits, symbole féminin dans la littérature du Proche-Orient ancien (fertilité, sexualité féminine etc.)
6.     En Egypte il est acheté par un maître et il réussit dans une fonction de gestion de la maison (fonction féminine)
7.     Il est victime de harcèlement sexuel et même d’une tentative de viol de la part de la femme de Putiphar.

Inutile de préciser que lorsque je parle de personnage féminin il n’est question ni de sexe ni de genre, mais d’un rapport au monde particulier qui se caractérise par une certaine douceur, une fragilité, mais aussi un véritable génie pour les fonctions traditionnellement dévolues aux femmes : la gestion du foyer, l’organisation des tâches, l’optimisation des ressources, des recettes et des dépenses. Littéralement, étymologiquement, cette fonction c’est l’économie (mot composé de deux mots grecs qui signifient « loi de la maison » ou « administration du foyer »).

Parmi toutes les situations incroyables dans lesquelles ce personnage se retrouve –un vrai personnage de roman ! On le retrouve à la tête de l’économie de l’Egypte, un poste clef, capital, qui est par définition politique (règle la vie de la cité) dans lequel il réussit grâce à son expérience acquise dans le domaine de la gestion du foyer privé. Les péripéties qui précèdent son accession au pouvoir sont du domaine, encore une fois, de la littérature romanesque ou de contes de fées (il n’y a que lui dans tout le royaume pour interpréter les rêves de Pharaon !) mais ses qualités, la justesse de ce qu’il prévoit, le bon sens de son raisonnement qui va convaincre le Pharaon de le sortir de prison pour le mettre à la tête de l’état sont tellement simples, tellement évidentes, qu’elles en deviennent presque ridicules, comme si on sentait pointer une certaine ironie derrière le texte. En substance, que dit Joseph ? Qu’un jour, après les périodes de vaches grasses, viendront les périodes de vaches maigres. En conséquence, en prévision de ces temps difficiles qui ne manqueront pas d’arriver, il convient de faire des stocks, des réserves. Lorsque les temps de pénurie arriveront (sécheresse puis famine), nous garderons ce dont nous avons besoin, et nous vendrons l’excédent aux autres, à un prix très haut (puisque la marchandise sera devenue rare) et nous remplirons nos caisses d’or et d’argent, qui restera en notre possession même après la famine, une fois que l’activité de production aura repris. Tout cela est tellement primaire, évident et simple qu’on ne peut pas s’empêcher, encore une fois, d’y voir une pointe d’ironie : on dirait que Joseph invente l’eau chaude ! On voit se pointer la caricature, lorsqu’on réalise que parmi tous les conseillers de Pharaon, aucun n’y avait pensé ! Alors que tout cela est d’une simplicité… biblique.

En ridiculisant les personnages importants du royaume, les experts, les conseillers, les mâles dominants qui font de la politique par ambition, par volonté de domination, par recherche d’un statut social, mais qui sont tous incapables de gérer leur propre maison, Joseph oppose l’assurance tranquille d’une gestion raisonnable et prévoyante, tournée vers l’avenir, obsédée par le souci de nourrir (puisqu’il stocke de la nourriture), un souci par définition féminin.

Tout cela pour dire quoi ?

Premièrement, que la Torah, même si elle est issue d’un milieu essentiellement patriarcal, ne tombe jamais dans la caricature d’une littérature machiste et sexiste dans laquelle on veut souvent l’enfermer. Au contraire ! Même si peu de femmes dans la Torah jouent un rôle de premier plan, les textes sont à l’écoute d’une voie féminine, et encouragent, dans une certaine mesure, une position, une approche féminine de certains problèmes universels et intemporels, comme celui qui nous préoccupe tous à des degrés divers depuis quelques mois, la crise économique qui découle d’une crise de la dette, un sujet que nous allons étudier ce soir.

Deuxièmement, ce que j’ai l’occasion de répéter régulièrement, que lorsqu’on se donne la peine de lire les textes en prenant un peu de hauteur, en dépassant le caractère naïf et primitif qui saute aux yeux en premier, on découvre parfois que le message qui est véhiculé, un message étonnant de modernité et d’actualité, se présente sous une forme ironique, polémique, qui joue subtilement sur les paradoxes et la caricature. Mais surtout, ce qui m’étonne toujours autant, c’est l’écho et la permanence de sujets, de comportements, de mécanismes de pensée qui sont, répétons-le, universels : dans des périodes d’abondance, certains, voire même chacun d’entre nous, ressentent l’envie, le penchant naturel d’en profiter, de dépenser sans compter, croyant que l’opulence va toujours durer, qu’il sera toujours temps de voir plus tard, qu’on aurait tort de s’en faire, de ne pas en profiter. D’autres, et peut-être même une petite voix en chacun de nous, dit : « Attention, tu ne sais pas de quoi demain sera fait, gardes-en un peu… ».

C’est le génie de tous les grands textes classiques, de toutes les littératures du monde, de nous surprendre, de nous bouleverser lorsqu’on réalise qu’en parlant de tel ou tel personnage, de Joseph, de cigale ou de fourmi, c’est en fait de chacun de nous qu’il s’agit.

Chabbat chalom

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