Yitro 5774

Chers amis,

Comme chaque année, à la lecture de la paracha Yitro, un épisode m’interpelle et m’interroge plus que les autres. Alors que la paracha est très riche et les sujets ne manquent pas, puisqu’on assiste à la théophanie du Mont Sinaï, la révélation de la Torah et le don des 10 commandements, ce qui me touche et me parle est plutôt le simple petit conseil que Moché reçoit de son beau-père. Alors qu’il s’épuise à vouloir tout faire tout seul, à juger chaque affaire lui-même, chacun comme il se doit, Yitro lui donne ce conseil :
שמות פרק יח פסוק יז
ויאמר חתן משה אליו לא טוב הדבר אשר אתה עשה:
Le procédé que tu emploies n'est pas bon.
שמות פרק יח פסוק יח
נבל תבל גם אתה גם העם הזה אשר עמך כי כבד ממך הדבר לא תוכל עשהו לבדך:
Tu succomberas certainement et toi-même et ce peuple qui t'entoure; car la tâche est trop lourde pour toi, tu ne saurais l'accomplir seul.
שמות פרק יח פסוק יט
עתה שמע בקלי איעצך ויהי אלהים עמך היה אתה לעם מול האלהים והבאת אתה את הדברים אל האלהים:
והזהרתה אתהם את החקים ואת התורת והודעת להם את הדרך ילכו בה ואת המעשה אשר יעשון:
ואתה תחזה מכל העם אנשי חיל יראי אלהים אנשי אמת שנאי בצע ושמת עלהם שרי אלפים שרי מאות שרי חמשים ושרי עשרת:
וַיִּבְחַר מֹשֶׁה אַנְשֵׁי-חַיִל מִכָּל-יִשְׂרָאֵל, וַיִּתֵּן אֹתָם רָאשִׁים עַל-הָעָם--שָׂרֵי אֲלָפִים שָׂרֵי מֵאוֹת, שָׂרֵי חֲמִשִּׁים וְשָׂרֵי עֲשָׂרֹת.
Il choisit des hommes de mérite entre tout Israël et les créa magistrats du peuple: chiliarques, centurions, cinquanteniers et décurions.

En relisant mes drachot des années précédentes, je réalise que je comprends et interprète ce texte suivant mes humeurs du moment, mes préoccupations ou des questions d’actualité, ce dont je ne me cache pas et qui n’est pas du tout interdit. Au contraire ! C’est une manière de rendre les textes parlants, et la Torah vivante.

Une année, j’avais parlé de la nécessité de déléguer. Je m’étais placé du côté de Moché, harassé et épuisé par le travail et la pression, mais perfectionniste. Et j’avais compris l’enseignement de Yitro comme une façon de dire « il vaut mieux que le travail soit fait moins bien, mais à plusieurs, que parfaitement par un seul ». J’avais remarqué que les qualités des personnages que Yitro demandait dans l’idéal n’étaient pas les qualités que Moché trouvait. Mais que néanmoins l’organisation administrative et judiciaire ne pouvait fonctionner qu’à ce prix, même si la justice ou les arbitrages n’étaient pas aussi bien rendus.

Une autre année, j’avais parlé de cette question soulevée par les sages lecteurs de la Torah dans le Talmud et le Midrach : est-ce que le dialogue entre Yitro et Moché a lieu avant ou après le don de la Torah. Si c’est avant, comme le suggère la chronologie du texte, alors à partir de quelle loi juge-t-il ? Si c’est après, alors à quoi sert le conseil, puisque le fait de placer des juges dans chaque ville est un commandement de la Torah ?

Cette année, je ne sais pas pourquoi, c’est un autre aspect qui m’a touché. Je me suis mis à la place d’un de ces « petits » juges, fonctionnaires d’une administration antique. Ce qui m’a frappé, c’est la hiérarchie. Le texte ne dit pas combien ils étaient, seulement que suivant leur… « grade » ou leurs capacités, on les choisit pour être juge de 1000, de 100, de 50 ou de 10. Plus le nombre est petit, plus le domaine de juridiction est vaste, le travail ingrat et peu gratifiant. Lorsqu’on est juge de 1000, on peut avoir les grandes affaires, les plus intéressantes, passionnées et passionnantes. Juge de 10, on se coltine les petites querelles, les questions de voisinage, les petits larcins.

Mais au moins, quand on est juge de 10, on a une compensation : on a plein de collègues. On représente un véritable groupe, qui peut se constituer pour s’aider, se soutenir, se conseiller. Plus on avance dans la hiérarchie, moins on est nombreux. Mais ce qui est rassurant c’est qu’on a toujours des collègues… et un supérieur. Le supérieur peut intervenir et trancher en cas de litige entre deux juges de la même qualité. Il peut intervenir et sanctionner s’il constate qu’un « petit » juge a commis une faute ou une injustice. Il peut écouter, former, conseiller, aider les petits à s’améliorer, et trouver parmi eux celui qui lui succèdera.
Cette semaine, en déjeunant avec un collègue d’une autre religion, un prêtre catholique, en l’écoutant parler je me suis fait une réflexion bizarre : « moi aussi, j’aimerais avoir un évêque ».

Alors qu’auparavant je me glorifiais de la liberté que nous avons, nous rabbins de communauté, pour agir et diriger sans devoir rendre de compte, sans subir le poids d’une hiérarchie autoritaire, j’ai subitement changé d’avis. Je me suis dit que justement, parce que nous sommes aux prises au quotidien avec le terrain, il nous fallait un référent, un supérieur, un conseil… et une autorité pour recadrer ceux qui dérivent.

Evidemment, il faut bien peser les avantages et les inconvénients du système : qui dit hiérarchie dit compétition et ambitions personnelles. Mais aussi cohésion, unification, simplification et confort pour ceux qui sont à la base, et ceux qui bénéficient du travail des juges… ou des rabbins.

La hiérarchie des juges telle qu’elle est décrite dans la Torah, de façon très concise et avec peu de détails, ce qui en général est le signe d’une réalité fantasmée, idyllique et utopique, semble ne pas être une structure pesante et figée, mais une pyramide mouvante à double sens : d’un côté la Loi/la Torah qui fait le mouvement du haut vers le bas, et de l’autre le concret de la pratique quotidienne qui fait le mouvement inverse, du bas vers le haut. Etre quelque part sur cette pyramide, c’est prendre une part active à la transmission de la Loi et à sa transformation, de l’idéal au concret.

Puisque je suis dans les identifications, allons-y jusqu’au bout : j’aurais été fier et honoré de faire partie de cette structure, je suis sûr que cela aurait été un travail difficile, épuisant mais passionnant et pionnier.
J’aurais aussi facilement pu ne pas en faire partie, et regarder tout cela de l’extérieur, depuis le bas.
Mais en aucun cas je n’aurais voulu être tout en haut de la structure. Avec personne pour me conseiller, m’aider, me guider, me dire si je fais bien ou mal.

Moché, qui l’a pressenti, a refusé le job a plusieurs reprises, avant que Dieu ne concède à lui donner de bonnes garanties : il ne sera pas seul. Il y aura Aaron, son frère, pour la prêtrise. A plusieurs endroits il est aidé, épaulé (on l’a vu la semaine dernière avec Josué, on le verra encore un peu plus tard avec les 70 anciens). Et surtout la position du sommet n’est pas occupée par un juge comme les autres, mais par un prophète, en communication régulière avec le divin.

Et à ce niveau-là de ma réflexion, je crois que j’ai trouvé la réponse à la question du départ : pourquoi il n’y a pas de corps rabbinique constitué avec une autorité suprême, comme chez les catholiques, ou comme on a essayé de le créer au consistoire, avec plus ou moins de succès.

Parce que Moché ne crée pas une institution, mais une religion. Il ne fonde pas une Eglise, mais transmet une Loi (la Torah). Et cette Loi est sensée être intégrée, assimilée par tous. L’institution des juges est vue comme quelque chose de temporaire, un moyen d’instruire la masse au travers d’un certain nombre de maîtres qui l’expliquent et l’enseignent. Mais le but n’est pas le corps constitué, c’est chaque individu, puisque la Loi ne régit pas uniquement les relations interpersonnelles. Réduire la transmission de la Tora aux jugements des conflits interpersonnels reviendrait à réduire le judaïsme aux pratiques éthiques de la relation, en oubliant les commandements entre l’homme et Dieu, qui eux ne doivent passer par aucun intermédiaire, fut-il prophète.

Enfin, le fait que l’épisode entre Moché et Yitro soit placé avant le don de la Torah montre que c’est une organisation provisoire destinée à gérer une situation d’urgence avant que la Torah ne soit diffusée jusque dans les couches les plus basses de la population.

En fait ce qui manque, c’est la suite de la hiérarchie : si chacun d’entre nous ne se prenait ni pour un juge de 100, ni pour un juge de 50 ou 10, mais simplement pour un juge de 1, cela rendrait immédiatement inutile et superflue toute structure judiciaire.


Chabbat chalom

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