Ekev 5772


Chers amis,

Comme j’ai l’occasion de le dire chaque année, la paracha Ekev est importante pour moi. Il y a 22 ans, jour pour jour, je faisais ma bar mitsva.

Habituellement je ne fais pas grand cas des anniversaires, mais disons que c’est la force des rites de passage que de nous donner des souvenirs forts sur lesquels on revient périodiquement, en l’occurrence tous les ans, et de plus la spécificité de ce rite dans le judaïsme fait qu’on a un rapport étroit avec un texte en particulier, sur lequel on peut revenir et réinterroger régulièrement. Je ne sais plus si j’ai eu l’occasion de le dire ici, l’essentiel de ce que j’ai retenu du discours du rabbin lors de ma bar mitsva tient en ceci : « il faut mettre les Téfilines, c’est très important, c’est indispensable, tous les jours, avant d’aller à l’école etc. » Je ne me souviens pas s’il a expliqué pourquoi c’était important, et je ne sais pas non plus si c’est un message qu’il délivrait à chaque jeune garçon ou bien s’il insistait sur cela parce que la paracha en parle. Je me souviens juste qu’au bout de tous ses arguments, il m’a dit que je devais impérativement mettre les Téfilines avant d’aller à la piscine, car sinon je risquais de me noyer.

Pour nous adultes, cette petite phrase peut prêter à sourire. Elle peut même servir de point de départ à un certain nombre de réflexions : sur l’impréparation et le manque d’adaptation des rabbins d’Afrique du Nord face à la réalité sociale et intellectuelle de la France métropolitaine, sur les avantages et les inconvénients de ce que l’on appelle en hébreu « émouna pchouta » => la foi du charbonnier, sur les difficultés d’interprétation des textes du Deutéronome, parce que, vous l’aurez reconnu, c’est ce que dit plus ou moins la paracha, etc. Mais cela, c’est pour les adultes, qui ont fait des études, et qui ont acquis une certaine manière de réfléchir. Je crois qu’on mesure mal l’effet que peuvent avoir ces paroles, dites avec le plus grand sérieux, par une personne faisant autorité morale, sur un jeune garçon influençable. J’avais l’impression qu’être juif était une malédiction, et que je devais impérativement mettre les Téfilines tous les matins si je ne voulais pas risquer ma vie dans une catastrophe.

Ce n’est que plus tard, quand j’ai lu le Deutéronome, que j’ai compris que ce rabbin, auquel je n’en veux pas du tout, était « coincé » par la théologie deutéronomiste de la rétribution et du châtiment (« sakhar ve’onesh »), et la répétait sans réaliser son aspect problématique et les difficultés qui en découlent.

La théologie deutéronomiste pose problème, comme toutes les théologies. Les rabbins du Midrach en sont conscients :
דברים פרק ז פסוק יב
והיה עקב תשמעון את המשפטים האלה ושמרתם ועשיתם אתם ושמר יקוק אלהיך לך את הברית ואת החסד אשר נשבע לאבתיך:  
« Pour prix de votre obéissance à ces lois et de votre fidélité à les accomplir, l'Éternel, votre Dieu, sera fidèle aussi au pacte de bienveillance qu'il a juré à vos pères. / Il conservera l’alliance et la générosité promise à tes pères. »
דברים רבה (וילנא) פרשה ג
ד [...] כך כל מה שישראל אוכלים בעולם הזה בכח היסורים שהן באין עליהם אבל שכרן צרור ומשומר לעתיד לבא שנא' ושמר ה' אלהיך לך וגו', [...]

Midrach sur « vechamar » => dans le monde futur. Le monde futur, ce monde parallèle qui n’existe pas dans la Torah écrite est développé par la Torah orale pas par envie particulière ou comme croyance véritable, mais comme une nécessité pour répondre à l’exigence de justice qui fait tellement défaut dans la création. Le « contrat » entre Dieu et l’Homme dans le Deutéronome se joue sur la double sémantique du verbe « chamor » : observer/pratiquer et garder/préserver/sauvegarder.

Voilà, brièvement, pour la théologie deutéronomiste.

Mais ça, c’est un message que peuvent recevoir ceux qui ont les moyens d’étudier, ceux à qui on transmet non seulement les textes de la Torah mais aussi les enseignements rabbiniques. Le problème vient quand ces textes sont pris au sens littéral, et lorsque par ignorance on reçoit, pratique et transmet une religion populaire qui tient plus de la superstition que de la réflexion. Pour en revenir aux Téfilines, je me souviens que dans le foyer d’étudiants juifs dans lequel j’habitais pendant mes études à Paris, nous avions beaucoup de mal à réunir un minyan quotidien le matin, sauf pendant les périodes d’examen, où tout-à-coup il devenait très important de mettre les Téfilines.

La question centrale est donc celle de la transmission de ces textes, et de la place des enseignements rabbiniques dans le cursus d’éducation des enfants au Talmud Torah.

Le Deutéronome fait partie de la Torah écrite, et par ce fait sa lecture est insérée dans la liturgie hebdomadaire, alors que malheureusement il y a très peu d’occasions d’étudier le Talmud et le Midrach, qui ne se « lisent » pas de la même façon qu’on lit un livre ou une œuvre littéraire.

Le Talmud trouve prétexte d’un verset du Deutéronome pour expliquer comment doit être faite la transmission orale, de maître à élève :
דברים פרק ה
(כז) ואתה פה עמד עמדי ואדברה אליך את כל המצוה והחקים והמשפטים אשר תלמדם ועשו בארץ אשר אנכי נתן להם לרשתה:
תלמוד בבלי מסכת מגילה דף כא עמוד א
גמרא. תנא: מה שאין כן בתורה. מנהני מילי? אמר רבי אבהו: דאמר קרא +דברים ה'+ ואתה פה עמד עמדי, ואמר רבי אבהו: אלמלא מקרא כתוב אי אפשר לאומרו, כביכול אף הקדוש ברוך הוא בעמידה. ואמר רבי אבהו: מנין לרב שלא ישב על גבי מטה וישנה לתלמידו על גבי קרקע - שנאמר ואתה פה עמד עמדי. תנו רבנן: מימות משה ועד רבן גמליאל לא היו למדין תורה אלא מעומד, משמת רבן גמליאל ירד חולי לעולם והיו למדין תורה מיושב. והיינו דתנן: משמת רבן גמליאל בטל כבוד תורה.

A l’origine, le maître et l’élève étaient debouts => au même niveau !

C’est la raison pour laquelle tous les cours de TT ne remplaceront pas un rapport entre maître et élève, un vrai maître qui aidera l’élève à lire les textes avec la distance adéquate, et à les interroger, à dialoguer avec eux sans risquer de se « brûler » à leur contact.

Personnellement, heureusement pour moi j’ai eu la chance de croiser d’autres maîtres après ma bar mitsva, mais je continue à me poser la question du but des mitsvot à chaque fois que je prépare un élève à la bar mitsva et que je lui enseigne à mettre les Téfilines.

En général, je dis à mes élèves que la pratique des mitsvot n’a pas de valeur en soi si elle n’est accompagnée d’une réflexion sur l’action, l’éducation et la transmission. C’est en tout cas ce que je comprends du texte du deuxième paragraphe du chéma :
דברים פרק יא
(יח) ושמתם את דברי אלה על לבבכם ועל נפשכם וקשרתם אתם לאות על ידכם והיו לטוטפת בין עיניכם:
(יט) ולמדתם אתם את בניכם לדבר בם בשבתך בביתך ובלכתך בדרך ובשכבך ובקומך:
Deutéronome 11, 18-19 : « Imprimez donc mes paroles dans votre cœur et dans votre pensée; attachez-les, comme symbole, sur votre bras, et portez-les en fronteau entre vos yeux. 19 Enseignez-les à vos enfants en les répétant sans cesse, quand tu seras à la maison ou en voyage, soit que tu te couches, soit que tu te lèves. »

Chabbat chalom

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