« Si
je t’oublie Jérusalem, que ma droite m’abandonne, que ma langue s’attache à mon
palais. »
Ce
verset du psaume 137 évoque le souvenir. Que notre langue se colle à nos palais
s’il n’est pas entretenu. C’est ce que
nous disent les sages du Talmud, le souvenir se mentionne, il s’exprime avec la
bouche et c’est ainsi qu’il se transmet. Chaque commandements passe par une
réflexion dont laquelle en découle des actes, ainsi, zakhor, le souvenir,
devient une mitsva, et ce chabbat que nous nommons précisément zakhor, nous
devrons l’accomplir.
Mais
de quel souvenir s’agit-il ?
Demain
nous lirons la paracha Tetsavé lors du chabbat précèdent pourim, qui a de
particulier la sortie d’un second Sefer Torah dans lequel se trouve le Maftir
de la paracha Ki-tetsé du livre de Devarim. Les trois versets du Maftir
commencent ainsi : « Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek,
lors de votre voyage, au sortir de l’Egypte » ; Souvenons-nous, les
Hébreux sont en route pour recevoir la Torah, ils campent à Refidim. Dans le
désert ils sont fatigués et ont soif, malgré leurs plaintes l’eau ne vient pas,
de fait ils querellent Moise qui est l’intermédiaire entre eux et Dieu, et au
travers de leurs reproches, c’est Dieu qu’ils mettent à l’épreuve. C’est à ce
moment qu’Amalek survient et combat contre Israël. Josué est désigné pour mener
cette bataille. Tel un stratège de guerre, Moïse assiste au combat du sommet
d’une colline, et dans un style très théâtral, lorsqu’il lève les bras, Israël
prend le dessus et lorsqu’il les baisse c’est Amalek qui gagne.
Dans
le talmud on nous rapporte que la guerre d'Amalek est mentionnée trois fois
dans la bible si on exclut le récit d'Ester. Les deux fois ou cette guerre est
mentionnée dans la Torah, il s'agit de la même guerre vu sous deux angles
différents. La troisième se trouve dans le livre de Samuel. Agag roi des Amalécites
y est vaincu par le roi Saül et taillé en pièces par le prophète Samuel.
Si
tout le monde a en mémoire la paracha prochaine, Ki-tissa dans laquelle Dieu
demande à Moise de graver les 10 paroles dans la pierre, c’est bien au terme de
la guerre contre Amalek dans Bechalah, que pour la première fois Dieu demande à
Moïse d’écrire. Il lui dit: « écrit cela dans le livre, pour que le souvenir
s'en conserve, et déclare à Josué que j'effacerai la mémoire d'Amalek de
dessous les cieux ». Si les rabbins suggèrent que le Houmach aurait dû
commencer par la révélation et non Berechit, celui-ci fait pour la première
fois mention de son écriture au moment de cette bataille. Au vu de ces
commentaires, dans lesquels Amalek occupe une place importante dans la Torah,
il semble nécessaire de bien définir qui il est.
Dans
le premier livre des Chroniques la généalogie de la Genèse nous est listée,
Abraham engendre Isaac qui engendre Essav. Elifaz fils d’Essav aura comme fille
Timna, avec laquelle il aura une union incestueuse.
Amalek naitra de cette union. Essav n’a jamais digéré que son frère Jacob reçoive
de leur père la bénédiction et le droit d’ainesse à sa place. Jacob qui
craignait sa colère a pris la fuite. Apres une vingtaine d’années il rentre, et
c’est la peur au ventre qu’il se prépare aux retrouvailles avec son frère. Cependant,
le texte de la sidra qui décrit le contact des deux jumeaux, ne laisse rien
paraître d'une quelconque hostilité : "Essav courut à sa rencontre,
l'embrassa, se jeta à son cou et le baisa ; et ils pleurèrent ", mais
les commentateurs disent que chaque terme employé trahit un geste assassin non
accompli. Amalek s’y consacrera et la haine que la postérité d’Essav portera à
la postérité de Jacob se perpétuera de génération en génération.
Rabbi
Akiva nous enseigne qu’aimer son prochain comme soi-même est la Torah tout
entière. Le reste en est le commentaire, mais la dualité est une constante du
monde et de la Torah, et si les Bné Israël se destinent à l’application de ces lois,
Amalek se consacre au contraire.
Après
sa victoire sur Amalek, Moïse construit un autel qu’il nomme : « Dieu m’a
fait un miracle ! ». Puis dans le verset suivant il dit : « car
une main est sur le trône de Dieu, il y aura une guerre de Dieu contre Amalek
de génération en génération.» On remarque dans ce verset que le mot « trône
» et le nom de Dieu sont transcrits de manière partielle.
Rashi
commente : « La main de Dieu s’est levée pour prêter serment sur son trône,
que cette guerre et cette haine qu’Il déclare à Amalek seront éternelles. Et pourquoi
le mot « trône » est-il incomplet, ainsi que le nom de Dieu ? Parce
que Dieu a juré que son nom et son trône ne seraient pas achevés tant qu’Amalek
survivra. » Nous assistons là à un schéma typiquement manichéen, Israël émissaire de la lumière mène
un combat éternelle contre les ténèbres symbolisées par Amalek.
Les Amalécites
ne sont que déterminés par la haine et la volonté de destruction. Nul autre
projet que l’éradication de la vie ne les motive. Le Malbim, commentateur
vivant en Pologne et en Ukraine au XIXème siècle, explique qu’en général,
lorsqu’une guerre éclate entre deux peuples, elle peut être motivée par cinq
prétextes différents. Le premier motif d’une guerre est le territoire. Or, le
peuple hébreu était en marche et aucun territoire n’était donc mis en cause.
D’autres fois, c’est lorsqu’un peuple s’approche trop dangereusement d’une
frontière de laquelle, par précaution, son adversaire préfère prendre les
devants en l’en écartant. Mais notre peuple n’en est alors pour sa part qu’à sa
sortie d’Égypte et donc encore fort loin de toute volonté d’invasion. Par
ailleurs, les hostilités peuvent être également engagées suite à des
dissensions qui divisent deux peuples. Or, Amalek n’a fait que « surprendre »
les Hébreux. Le quatrième motif d’une action guerrière peut être la volonté de
prouver aux yeux de tous, la puissance d’une armée, pour intimider tous les
pays limitrophes. Mais Amalek ne s’en prend qu’aux traînards, et dans le
désert. Enfin, une guerre est parfois suscitée pour des raisons idéologiques et
religieuses.
Ce
qu’il y a de remarquable, c’est qu’au fil des descriptions de la guerre contre
Amalek, il apparaît qu’aucun de ces motifs n'est présent.
Le
fait que nous devons avoir la haine d’Amalek, et que mener une bataille
éternelle à son égard soit une mitsva, comporte le danger de voir ce lever des fous
de Dieu. Inévitablement, durant des siècles et encore de nos jours, aux regards
des peuples persécuteurs des juifs, certains rabbins ont tenté d’y reconnaître
la descendance d’Amalek. L’instrumentalisation de ces annonces peuvent conduire
au fanatisme religieux, et risquent d’engager les juifs dans une
« guerre sainte »
Les
sages du Talmud, conscients des risques de dérive, ont interprété ces versets
avec beaucoup de précautions, et les critères d’identification d’Amalek sont drastiquement
sélectifs. Un des remparts à cette
guerre, même de mitsva, apparait justement dans notre paracha. Sur
le vêtement du grand prêtre se trouve d’énigmatiques pierres, les Ourim et les Toumim.
Une guerre ne pouvait se faire avant que le Roi et le Sanhédrin ne se présentent
devant. Na'hmanide précise qu’elles étaient illuminées par la présence divine
lorsqu’elles étaient interrogées, fournissant la réponse au Grand Prêtre. Le
roi pouvait ainsi savoir s’il devait partir en guerre et éventuellement s’il en
sortirait vainqueur. De nos jours l’absence des conditions à réunir rendent ce
type de guerre inapplicable. Ensuite, Amalek ne se discerne qu’après la
réalisation de ses méfaits. Le code pénal juif, si l’on peut le nommer ainsi,
ne condamne pas la faute avant qu’elle ne soit commise, car jusqu’à l’ultime
instant le choix de décider nous est donné. Aussi, pour éviter la
stigmatisation d’une haine transmise par hérédité, les rabbins
de la michna ont tenu à rendre obsolètes les interdits
ethniques exprimés ici ou là dans Tora. Contre Moab, Ammon, Mitsrayim ou encore
Amalek ils précisent que ces peuplades n’existent plus et appartiennent à un
lointain passé mythologique, car «Sennachérib est déjà venu et a bouleversé
toutes les nations en les déplaçant ». En d’autres termes, plus personne ne
sait vraiment à quelle ethnie il appartient. On
voit donc bien que la question ici, selon l’interprétation rabbinique, n’est
pas ethnique mais spirituelle et morale. Mais loin d’une vision caricatural de
la paix, où tendre l’autre joue ferait loi, ils nous enseignent que «Celui
qui est compatissant envers les cruels finira par être cruel envers les
compatissants. » Ils élèvent une vision plutôt littérale d’un personnage
fondamentalement noir à une seconde lecture plus symbolique, qui conduit à
l’autocritique de chacun.
Amelek
sommeille-t-il en chacun de nous ?
Dieu
avait promis aux Israélites de combattre les Egyptiens à leur place. Pourquoi
n'en fait-Il pas de même concernant Amalek ?
Les
Hebreux campent à Refidim qui littéralement signifie « baisser les
bras ». Le maftir Zakhor, nous rappelle qu’ils étaient las et épuisés, deux
synonymes. Ils se trouvent ainsi dans une posture similaire à l’esclavage, ce découragement
et cette fatigue leur enlèvent toute la lucidité nécessaire à l’indéterminisme.
Puis ils doutent, ils doutent de la présence divine « Hachem est Il
parmi nous ou non » ? C’est à ce moment que surgit Amalek qui d’ailleurs,
compte la même valeur numérique que le mot safeq qui signifie doute.
D’après
cette démonstration un peu bricolée, les rabbins affirment une volonté
incontestable de reformer la pensée. D’un personnage obscur que nous devons haïr
éternellement, ils extirpent un enseignement positif qui met chacun de nous
devant ses responsabilités : le bien ou le mal n’est pas l’exclusivité
d’un peuple ou d’un individu, la trajectoire d’un destin résolu n’est pas
scellée. Dieu ne peut intervenir à ce niveau-là, cela remettrait en cause le principe
même de libre arbitre. Chaque homme doit lutter avec son propre mal c’est-à-dire
avec son ennemi intérieur son « yetser ara » car si nous perpétuons
le souvenir d’Amalek c’est qu’il subsiste toujours.
Hillel
disait : « Si je ne suis pour moi, qui le sera ? Mais quand je suis pour moi,
que suis-je ? Et si ce n'est maintenant, quand le ferais-je ? ».
Le
souvenir n’est pas le seul commandement ponctuel de ce chabbat. Le judaïsme, qui
pour chaque moment de bonheur nous rappel un instant de tristesse (à l’instar
du mariage, où nous brisons un verre pour rappeler la destruction du temple) en
fait de même dans les périodes de catastrophe pour son peuple. Ainsi lorsque
commence le mois d’Adar, il faut augmenter la Sim’ha (la joie). Cette joie
évoluera crescendo pour accueillir la fête de pourim la semaine prochaine, nous
y lirons le livre d’Ester qui relate la survie des juifs contre leur
exterminateur Aman, un descendant « spirituel » d’Amalek.
Si
les Pirké Avot nous enseignent d’être
des disciples d’Aaron qui aime la paix, ils
nous enseignent également de la rechercher. Agir ! Voilà notre bouclier
contre résignation et sentiment d’impuissance. De fait, bien que toujours
minoritaire et marginal, notre peuple a contribué à l’évolution de l’humanité au cours des précédents millénaires, tel est
le pivot qui peut faire des pires expériences, le début de temps nouveaux, au
niveau individuel, familial, communautaire et universel.
Moise
a eu le grand honneur d’écrire les premiers mots de la Torah, peut-être était-ce
à propos d’Amelek? Mais Dieu a promis l’oubli absolu d’Amalek, peut-être
aurons-nous le privilège de l’effacer de la Torah.
Chabbat chalom
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