Si on pouvait lire enfin la Bible comme un livre…
Tout comme Berechit nous montre le cheminement de
l’individu, du début de la prise de conscience du Bien et du Mal, jusqu’à ses
responsabilités au cœur d’une société complexe, Chemot nous montre avec une
grande cohérence littéraire et idéologique, le parcours d’un peuple, de
l’affirmation de son identité jusqu’à la formulation de son projet sacerdotal
collectif.
Avec Terouma, notre péricope d’aujourd’hui, commence
la troisième et dernière partie du livre de Chemot. Nous avons lu quatre
parachiot (Chemot, Vaera, Bo et Bechalah) qui nous ont fait sortir d’Egypte ; nous
avons eu deux parachiot (Ytro et Michpatim) pour établir l’ordre judiciaire, entendre
les principes fondamentaux (les dix paroles) et les bases de ce que nous
appelons aujourd’hui le code civil. Nous terminerons la lecture de Chemot par cinq
parachiot ; quatre (Terouma, Tetsavé, Vayakêl et Pekoudé), relatives à la
construction du Sanctuaire et aux habits sacerdotaux, plus une, Ki-Thissá, au
milieu, entre les instructions pour la construction du Sanctuaire et sa réalisation,
très connue car elle contient l’épisode du veau d’or, le don des tables, le
rappel détaillé des fêtes de pèlerinage etc.
Je préfère le titre hébreu “Chemot“ à sa traduction
bien connue, l’Exode. Traduction incomplète, par ailleurs, car elle ne se
réfère qu’à la première partie du livre. Chemot, les noms, est beaucoup plus
parlant. Henri Mechonnic, un des grands théoriciens de la traduction, utilise “Les
Noms“ comme titre de sa version. Pour nous modernes, un nom est le moyen de
nous identifier parmi nos semblables ; la façon, souvent, de rendre hommage à
un grand-père ou une grand-mère. Il n’en était pas ainsi à l’époque biblique. Le
nom abritait, en quelque sorte, le destin de la personne elle-même ; effacer un
nom était un geste de magie; par exemple changer le nom de Avram, père exalté,
en Avraham, père d’une multitude, signifiait changer son destin. “Coucher un
nom par écrit permettait d’en capter l’essence“. Les textes d’exécration
égyptiens étaient basés sur cette conviction.
Je vous fais remarquer ce détail, parce qu’il
n’était pas anodin de commencer le 2e livre de la Torah avec les
noms des chefs de tribus de bergers, qui, même dans leur diversité, auraient bientôt
retrouvé une identité commune. Les nommer, tous ensemble, me semble donc préfigurer
le destin d’un peuple. Voilà pourquoi j’ai mis en parallèle Berechit et
Chemot : deux évolutions, une personnelle, l’autre collective, la première
étant le socle de la seconde.
La sortie de l’esclavage égyptien marque non
seulement la sortie de l’idolâtrie mais correspond aussi à l’affirmation d’une
identité collective. C’est le début du chemin, que j’ose définir initiatique,
du peuple, qui se déroulera tout au long de la Torah. Le texte nous guide
avec une grande cohérence, de Goshen au Sinaï où ce même peuple franchit une
deuxième étape fondamentale : la révélation de la Transcendance et
l’acceptation de la responsabilité de sa mission dans l’histoire.
Ainsi, après l’affirmation de l’identité et la
fulguration de la Révélation, c’est un destin de prêtrise (non de suprématie,
mais d’exemple et de responsabilité) que le peuple accepte. Destin qui
implique, d’un côté une éthique monothéiste rigoureuse, et de l’autre, l’Avoda,
le service divin, dans un Sanctuaire construit, comme dit le texte de notre
paracha (Ch. 25, 8), “pour que je réside parmi eux“. C’est une phrase d’une
très grande importance. Le Sanctuaire doit être construit “pour que je réside
parmi eux“ et non “pour que j’y réside“. La différence est de taille. On perçoit
ici un autre intransigeant refus du paganisme, (les païens croyaient que leurs dieux
habitaient les temples), et l’intériorisation de la foi. Autrement dit,
la construction du Sanctuaire est en même temps un commandement, une
manifestation de l’amour divin et le résultat de la générosité du peuple ; l’ordre
de construire est donné pour que les hommes, qui par nature ont besoin de points
de repère tangibles, ressentent, par le biais d’un culte offert à un endroit sacré
et avec des gestes rituels précis, la Transcendance près d’eux, la Shekhina,
même en dehors du Sanctuaire. Le Sanctuaire n’est qu’un catalyseur d’une autre
façon de ressentir et de vivre, ne renferme pas le Divin - qui ne saurait être
limité par quoi que ce soit.
Or la construction du Sanctuaire exige un élan, un
engagement personnel – ce qui nous aide à mieux saisir le sens du mot “terouma“.
On le traduit souvent par “offrande“. La traduction par “prélèvement“ est
toutefois préférable, car le mot “terouma“ contient l’idée d’élever, de
soulever ; comme si l’homme avait besoin de faire l’effort indispensable de
présenter, soulever l’offrande, pour se soulever lui-même, pour être digne du
service sacerdotal, dans le Sanctuaire et dans sa vie quotidienne.
La construction du Sanctuaire est laborieuse.
Leibowitz a fait remarquer que la création du monde dans la Torah occupe moins
de quarante versets, alors que la construction du Sanctuaire en occupe dix fois
plus. Le paradoxe n’est qu’apparent. A Elohim a suffit un acte de volonté pure
pour déclancher les processus des lois naturelles et créer le monde que nous
voyons. Nous n’avons aucun pouvoir sur les lois de la Nature, nous ne pouvons
que les étudier. Même quand nous les violons, nous en subissons les
conséquences. La Nature est un fait, non une valeur en soi. En revanche, notre
simple volonté ne construit rien. Notre Sanctuaire, matériel et spirituel est
dur à bâtir. Il nous faut un Maître, du labeur, des matériaux, du temps et de la
discipline pour obtenir un petit résultat et encore plus d’effort pour essayer
de dépasser notre pauvre dimension humaine –pour essayer de nous rapprocher d’un
Infini que nous savons inatteignable.
Chabbat Chalom
William Schniederwind, Comment la Bible est
devenue un livre, Bayard, 2006 p.40
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