Chers amis,
Dans le texte de cette semaine, un des tout derniers du Deutéronome et donc de la Torah, apparait une phrase, une expression qui sera appelée à devenir très populaire dans la littérature rabbinique :
"Car cette loi que je t'impose en ce jour, elle n'est ni trop ardue pour toi, ni placée trop loin. Elle n'est pas dans le ciel, pour que tu dises: "Qui montera pour nous au ciel et nous l'ira quérir, et nous la fera entendre afin que nous l'observions?" Elle n'est pas non plus au delà de l'océan, pour que tu dises: "Qui traversera pour nous l'océan et nous l'ira quérir, et nous la fera entendre afin que nous l'observions?" Non, la chose est tout près de toi: tu l'as dans la bouche et dans le cœur, pour pouvoir l'observer!"
"Lo Bachamaïm hi" "Elle n'est pas dans le ciel" => dans un texte très célèbre du Talmud, elle sera invoquée par Rabbi Yéhoshoua contre Rabbi Eliezer : sur une question très technique de pureté ou impureté, les rabbins s'étaient divisés en deux camps, Rabbi Eliezer d'un côté et la majorité des sages de l'autre. Après avoir donné tous les arguments possibles pour prouver qu'il avait raison, Rabbi Eliezer fait intervenir Dieu lui-même, par le biais d'une voix sortie de nulle part ("Bat Kol") : "Pourquoi vous opposez-vous à Rabbi Eliezer, che halakha kmoto bekhol maqom qui a toujours raison en matière de Halakha". Contrairement à toute attente, l'intervention divine n'impressionne pas outre mesure Rabbi Yehoshoua, qui se lève de son siège et tient tête à Dieu lui-même dans une posture quasi-homérique : "lo bachamaïm hi" => en affirmant que la Torah n'est pas -ou n'est plus- dans le ciel, il affirme qu'elle a été donnée aux hommes, et que sa sauvegarde, son interprétation, son adaptation leur appartienne exclusivement, l'auteur (Dieu lui-même!) devant se cantonner à un rôle d'observateur neutre, qui ne prend pas parti. Cette conception révolutionnaire est une conception fondamentalement juive, et ne date pas seulement de l'époque rabbinique : il peut arriver qu'un homme se rebelle, se révolte, exprime son désaccord face à la volonté du créateur et le fasse plier (cf Avraham).
Ce qui est fascinant ici, et très révélateur, c'est que l'expression biblique est employée à contre-sens : Moché, ou l'auteur qui place ses mots dans la bouche de Moché, ne cherche pas du tout à dire que la Torah a été donnée et que dorénavant c'est aux hommes de l'interpréter et non à Dieu : dans le texte, cette expression vient appuyer l'idée que la Torah est accessible. "Elle n'est pas dans le ciel" ni "de l'autre côté de la mer" : elle est à la portée de chacun d'entre nous. Moché s'adresse au peuple, après leur avoir dit que l'alliance ne concernait pas uniquement ceux qui étaient présents à la révélation du Mont Sinaï mais tous leurs descendants, "ceux qui sont là aujourd'hui et ceux qui ne sont pas là [ceux qui ne sont pas encore nés]", il essaie de les prévenir contre une tentation très courante : celle de considérer que le judaïsme est trop compliqué, trop dur, trop contraignant, impossible à vivre. Déjà à l'époque, à fortiori de nos jours, certains pensent que la pratique de la loi juive est réservée à une élite, ceux qui sont "nés dedans" et ont "grandi avec", ceux qui s'y dévouent corps et âmes : les "religieux". (En cela le Deutéronome est en contradiction flagrante avec certains passages du Lévitique, la littérature sacerdotale qui s'adresse essentiellement à la caste des prêtres).
Ici le texte dit de façon radicale : être un juif pratiquant, c'est possible, c'est à la portée de tout le monde. On nous engage à ne pas nous réfugier derrière de faux prétextes qui ne sont que des manières de fuir : "je n'ai pas le temps, pas les moyens, j'habite trop loin, je travaille beaucoup, j'ai de jeunes enfants…"
Il est vrai que les premiers responsables de cette vision sont souvent les rabbins eux-mêmes et leurs disciples les plus proches, qui, enfermés dans la tour d'ivoire du monde des yéchivot, perdent souvent contact avec le monde des réalités de la vie contemporaine et interprètent les textes dans un sens de rigueur extrême sans penser que, avec la volonté louable de d'élever le niveau spirituel de leur propre groupe, ils portent des atteintes très graves à la cohésion du peuple juif, et découragent des gens simples de la pratique quotidienne. A une personne chez qui j'étais invité récemment je me suis étonné de ne pas voir de mézouza à la porte :
- "je ne peux pas les poser moi-même, je ne suis pas chomer chabbat..."
Comme s'il y avait un rapport! Comme si le fait d'allumer la lumière ou la TV à chabbat rendait "impur", "impropre", "souillé" et disqualifiait de pratiquer d'autres mitsvot. Voilà à quoi mènent des interdits rabbiniques irresponsables d'un côté, et l'ignorance des textes fondamentaux d'autre part.
"Lo bachamaïm hi". Dans le mouvement massorti nous avons toujours été très attachés à cette conception, et nous avons tenté de la populariser au maximum : le judaïsme, la pratique, n'est pas réservé à ceux qui savent, qui cherchent à avoir contrôle sur tout. N'importe qui, pour peu qu'il/elle le veuille et soit prêt à y consacrer du temps et des efforts, peut diriger des offices, cuisiner cacher, étudier le Talmud, et pratiquer toutes les autres mitsvot dans une atmosphère bienveillante sans avoir le sentiment d'être constamment jugé, observé, surveillé pour vérifier si tout est fait correctement. Je me rappellerai toujours une anecdote qui s'est passée à Adath Shalom au moment de l'inauguration de leur centre communautaire : certains qui avaient conscience que bien peu parmi les membres étaient connaisseurs en matière de cacherout, pensèrent dédier la cuisine uniquement aux produits lactés afin qu'il n'y ait pas de risque de mélange interdit. Vive réaction du rabbin Rivon Krygier : quel est le message que l'on fait passer à nos membres? Qu'avoir une cuisine cachère avec deux vaisselles c'est tellement compliqué qu'ils n'y arriveront jamais. Moi, dit-il, je préfère manger un tout petit peu moins cacher en sachant que les petites cuillers ont été rangées dans le mauvais tiroir, plutôt que de manger "ultra strictement cacher" en ratant le but éducatif de la cacherout.
Pour moi, cette petite anecdote résume assez bien notre démarche, avec ses avantages et ses inconvénients. Ses avantages, je crois qu'ils sont assez évidents, quant aux inconvénients, je crois que la période d'introspection et d'examen de conscience avant Roch Hachana est propice pour en parler : en cherchant à attirer le plus de monde, nous avons tendance à parfois glisser sur une pente dangereuse, en donnant à penser que la pratique et l'attachement à la communauté n'est qu'un aspect secondaire et marginal de l'identité juive. C'est en tout cas comme cela que j'analyse, après deux ans de travail et d'efforts, cette tendance qu'ont certaines personnes à "utiliser" notre communauté pour les services qu'elle peut fournir, et, une fois leur but atteint (conversion, bar/bat mitsva, mariage…) à disparaître dans la nature et cesser toute forme d'engagement communautaire, ce qui est extrêmement frustrant compte tenu de l'investissement que nous mettons en chacun d'eux. Je précise que c'est le cas dans quasiment toutes les communautés, et que ce message n'a pas pour but de culpabiliser et de réprimander qui que ce soit, car puisqu'on est dans une période de téchouva, de retour, tout le monde a le droit de revenir fréquenter Maayane Or sans subir de remontrances ou de reproches. Mais puisqu'il faut prendre leçon des erreurs du passé, en 5772 j'ai l'intention d'être beaucoup plus exigeant sur les critères de participation aux offices et à la vie communautaire. Même s'il serait naïf de croire que c'est une solution à tous les problèmes, cela aura au moins, je crois, l'avantage de faire comprendre à chacun le sens de l'engagement communautaire.
"Lo bachamaïm hi". Participer à la vie communautaire ce n'est pas hors de portée, c'est possible et accessible à tous, pour peu que l'on ait la volonté d'y consacrer du temps et des efforts.
Chabbat chalom
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