Chers amis,
Il y a parfois des hasards du calendrier qui sont lourds de sens. Le début de la paracha que nous lisons cette semaine a pour objet la guerre. Nous y voyons une esquisse de ce qui deviendra plus tard le droit de la guerre, régit par des conventions internationales, au XIXème puis au XXème siècle, dans lesquelles les états s'engagent à respecter un certain nombre de règles lors des conflits armés : pas d'exaction contre les populations civiles, protection des prisonniers etc.
Ici, il est question de la protection des femmes prisonnières : elles doivent être protégées un mois, le temps de faire le deuil de leurs pères, frères ou maris morts dans la bataille, et peuvent soit être épousées par celui qui les détient, soit être relâchées libres sans être vendues. Ailleurs dans la Torah, de façon un peu éparse, on retrouve d'autres règles, comme celle de ne pas détruire les arbres fruitiers autour d'une ville assiégée, que nous avons vue la semaine dernière. Naturellement il serait vain de vouloir prétendre que la Torah représente un modèle absolu dans ce domaine : la guerre telle qu'elle apparaît dans les sources de l'antiquité avec ou sans règles, semble être d'une sauvagerie et d'une brutalité qui nous serait totalement insoutenable.
Aujourd'hui, le droit de la guerre a considérablement évolué : une petite recherche m'a permis de me procurer le texte des différentes conventions de Genève, de 1864 à 2005. J'ai toujours trouvé ces textes un peu naïfs et pas très sérieux : en les lisant se dégage l'impression que les guerres se font dorénavant entre gens bien élevés, courtois et respectueux, et qui s'engagent mutuellement à s'entretuer sans faire d'éclaboussure, ni de dégâts autour d'eux, comme des enfants qui s'engageraient à tout ranger et nettoyer après avoir joué. Evidemment ces accords internationaux, même s'ils ne sont que rarement appliqués, ont le mérite d'exister et de servir de base pour juger les criminels de guerre après leurs crimes. Mais elles ont je crois, un effet indirect inattendu : celui de donner l'illusion que la guerre, de nos jours, est moins grave, moins dangereuse, moins sauvage qu'auparavant. Que la guerre moderne est une "guerre propre". Cette expression, je l'ai entendue pour la première fois adolescent pendant la première guerre du golfe. Je me souviens de ces images de missiles téléguidés et des journalistes qui tentaient de nous faire croire à l'efficacité des "frappes chirurgicales" ciblées qui ne détruisaient que des objectifs militaires sans toucher de civils. Cela correspondait sûrement au besoin de rassurer une opinion publique qui acceptait la guerre à condition qu'elle soit loin, sans danger, et sans faire trop de mal.
Mais croire qu'une guerre pareille existe, c'est se voiler la face, faire l'autruche. C'est adopter une position "munichoise" : la guerre d'accord, mais pas chez nous, chez les autres, et sans que nous le sachions.
La guerre, toutes les guerres, depuis la plus haute antiquité jusqu'à nos guerres contemporaines, ont toujours été et seront toujours atroces, barbares, violentes, aveugles, pleines de morts et de blessés "innocents", qu'ils soient civils ou militaires.
Si la guerre est prévue et décrite dans la Torah, c'est pour nous préserver de l'illusion d'un monde sans violence et sans conflit. Les rabbins emploie avec ironie, hors de son contexte une expression du Deutéronome : "lo bachamaïm hi" => la Torah n'est pas dans le ciel, elle ne te parle pas d'un monde idéal, rêvé, fantasmé, de paix, d'amour et d'harmonie (à l'exception de certains passages des prophètes, dans lesquels le loup dors avec l'agneau et les armes servent à cultiver la terre, mais ce sont des passages qui décrivent l'époque messianique, une époque qui, justement, est en dehors de l'histoire). La Torah s'attache à proposer une règle de vie, Torat Hayim, une façon d'aborder tous les grands drames de l'histoire tout en restant… humains. Elle vise à aider l'homme à ne pas perdre sa conscience, son éthique, même en étant confronté aux pires horreurs, aux situations les plus extrêmes. Car la guerre existe, il ne sert à rien de le nier, ou de tenter de la fuir. Il existe même des guerres nécessaires (je n'emploie pas le mot "juste" parce qu'il me semble porter déjà un jugement de valeur idéologique). Mais même dans les guerres nécessaires il est nécessaire de conserver son humanité. Car il est tout-à-fait possible de gagner une guerre tout en se perdant soi-même. On peut vaincre en devenant une machine à tuer insensible et inhumaine.
Sans tomber dans des considérations d'éthique peut-être un peu anachroniques (est-ce que la fin justifie les moyens, peut-on torturer pour déjouer des plans qui feraient de nombreuses victimes…), la Torah met en rapport la situation de guerre au début du texte "Ki tétsé la milhama…" et un ensemble de mitsvot éthiques, de responsabilité, de solidarité, de générosité :
- la femme prisonnière
- le fils de la femme mal aimée
- le cadavre du condamné
- les animaux trouvés
- l'éloignement de la mère lorsqu'on prend les œufs dans un nid
Toutes sortes de mitsvot qui n'ont apparemment aucune espèce de rapport entre elle, ni avec la guerre. Sauf à les lire comme une injonction qui découle de la première phrase : "ki tétsé la milhama…" lorsque tu partiras en guerre, n'oublie pas que tu es un homme, et que tu as des préoccupations, une sensibilité, des devoirs d'être humains, qu'aucun objectif, aucune des horreurs auxquelles tu vas assister et participer ne devra te faire perdre de vue.
"Bemaqom cheyn anachim hichtadel lihyot ich" => là où il n'y a pas d'homme, efforce toi d'en être un.
La Torah, et plus tard la tradition rabbinique, semblent émettre le vœu qu'en cultivant le côté sensible de chaque individu on diminue le risque de les voir perdre leur humanité dans des situations extrêmes. Et quand je dis "diminuer le risque" ce n'est pas l'éliminer. Car je fais partie des gens qui croient que l'éventualité de voir un groupe de juifs utiliser des civils pour commettre un attentat contre d'autres civils, au nom même de certaines valeurs juives, n'est malheureusement pas à exclure. Est-ce un constat pessimiste? Je ne sais pas. Je m'efforce simplement, à l'occasion de l'anniversaire des attentats du 11 septembre, et pendant la période d'introspection du mois d'Eloul, de ne pas tomber dans le travers qui consiste à croire que la folie barbare ne peut toucher que les autres : nous avons aussi le devoir de tenter de nous préserver par tous les moyens de perdre la tête, de devenir inhumains même en partant en guerre.
Chabbat chalom
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