Chers amis,
Le personnage qui donne son nom à la paracha de cette semaine est très controversé, puisqu'il se fait connaître par une action, un coup d'éclat qui, à nous modernes, nous fait froid dans le dos tellement il ressemble à un attentat terroriste de type "fondamentaliste religieux". Mais de l'acte de Pinhas nous aurons l'occasion de reparler demain lors de la dracha de Théo.
Ce soir je voudrais me concentrer sur la suite du texte, dans lequel nous trouvons une fois de plus une suite de noms, une énumération un peu longue et fastidieuse des noms des tribus, et de chaque famille qui compose chaque tribu. Quelle importance pouvaient avoir ces longues listes de généalogie pour les auteurs de la Torah? Certains pensent que ces textes sont une des preuves de l'ancienneté du matériau premier qui a servi de base à la rédaction de la Torah : une époque à laquelle chaque tribu était encore présente sur son territoire et hiérarchisée en clans (ou familles), l'auteur ayant cherché à les représenter avant l'entrée et l'installation dans le pays, et à "justifier" en quelque sorte les différences entre territoires par le fait qu'à l'origine le partage s'était fait de façon équitable et par tirage au sort (une façon de donner à ce partage une légitimité divine). Une des caractéristiques de cette longue liste généalogique nominative est que, comme toutes les autres de la Torah, elle ne comporte que des noms masculins. Les noms féminins dans la Torah sont mentionnés chaque fois que les personnages qui les portent ont une fonction narrative déterminée, ce qui n'est pas nécessairement le cas pour les hommes : certains noms n'apparaissent qu'une fois dans des listes de généalogie alors qu'on ne sait rien d'eux, et qu'ils n'ont aucune fonction particulière à part celle d'exister, d'avoir succédé à leur père en tant que chef de famille ou de clan, et d'avoir été un des maillons d'une chaine de transmission.
Dans notre liste de liste de la paracha Pinhas apparaissent donc plusieurs exceptions notables : c'est une des rares généalogies de la Torah qui comporte des noms féminins. On y trouve Yokheved, la mère de Moché, Myriam, sa sœur, et enfin, surtout les filles d'un homme que l'on appelle Tselofhad et dont on ne sait rien, si ce n'est qu'il est mort dans le désert et qu'il n'a pas jamais eu de fils mais que des filles : Mahla, Noa, Hogla, Milca et Tirça. Yokheved et Myriam sont des personnages très positifs, auxquels sont associés la ruse, le secours, l'aide, l'attention, la sagesse. Par assimilation/contagion les filles de Tselofhad, bien qu'elles n'agissent pas à proprement parler mais ne font "que" réclamer quelque chose, une réparation de ce qu'elles considèrent comme un préjudice, ces filles seront considérées par les sages du midrach comme des "Tsadkaniot" (féminin pluriel de Tsadik) voire même comme des prophétesses, puisque grâce à elles une halakha a été révélée au peuple juif.
La demande des filles de Tselofhad est simple : nous sommes à la quarantième année d'errance dans le désert, une génération est morte, l'autre se prépare fébrilement à entrer dans la terre qui a été promise à leurs ancêtres, pays qu'ils vont devoir conquérir avant de pouvoir s'y installer et y vivre. L'évènement auquel ils se préparent est un évènement historique, pas seulement au sens qu'on donne habituellement à l'adjectif "historique" : évènement unique, important, fondateur… mais aussi à un autre sens plus philosophique : l'entrée sur la terre de Canaan est l'entré du peuple hébreu dans l'histoire, puisqu'ils vont devoir agir et non plus se laisser guider comme ils l'ont fait en Egypte et dans le désert (ces périodes sont considérées comme la gestation et l'enfance du peuple juif).
La Torah nous a déjà fait partager, par allusion, l'excitation et la fébrilité qu'il devait régner, dans le campement, à la veille d'un des nombreux départs lors de l'errance dans le désert. Chaque fois que la colonne de fumée ou de feu qui les guidait se mettait en mouvement, il fallait rapidement ranger toutes ses affaires et les placer sur les moyens de locomotion, faire le compte des personnes de la famille et du bétail, et attendre son tour de se mettre en marche puisque chaque tribu et chaque famille avait sa place dans la logue colonne qui se formait.
On peut aussi très bien imaginer à quoi devait ressembler une veillée d'arme, lorsque tout le monde se prépare avant une bataille importante, alors que se mêlent des sentiments comme la fébrilité de la préparation militaire, l'entrainement, les plans d'attaque/de retraite mais aussi la crainte et l'angoisse d'être blessé ou tué, les adieux à la famille, les dernières volontés en cas de non-retour etc.
De la même manière, la Torah nous laisse deviner quelle atmosphère il devait régner dans le campement des hébreux à la veille de l'entrée en Canaan. A la fébrilité de la veille d'un départ et à la craint d'une veille de bataille devait s'ajouter la grande peur du saut dans l'inconnu. On va quitter ce désert qui nous a vu naître, on va quitter ce mode de vie nomade qui fut celui de nos ancêtres, et il va falloir se battre pour 1) conquérir le nouveau pays, 2) s'y faire une place la plus confortable et viable possible (quand bien même cela se ferait au prix d'une lutte fratricide contre le voisin/frère), 3) le cultiver et le faire fructifier, 4) le défendre à notre tour contre d'autres envahisseurs.
Dans cette atmosphère, chacun essaie de se préparer le mieux possible à la suite des évènements. Les rapports entre clans et tribus s'en trouvent d'autant plus compliqués, puisque d'un côté tous sont des alliés pour la conquête, de l'autre tous sont des concurrents pour l'installation. C'est dans ce contexte qu'intervient la demande des filles de Tselofhad, qui, par la mort de leur père et sans homme pour assurer la position de chef de clan et la protection nécessaire, sont en position de faiblesse, et risquent de partir avec un sérieux handicap.
"Notre père est mort dans le désert. Toutefois, il ne faisait point partie de cette faction liguée contre le Seigneur, de la faction de Coré: c'est pour son péché qu'il est mort, et il n'avait point de fils. 4 Faut-il que le nom de notre père disparaisse du milieu de sa famille, parce qu'il n'a pas laissé de fils? Donne-nous une propriété parmi les frères de notre père!"
לָמָּה יִגָּרַע שֵׁם-אָבִינוּ מִתּוֹךְ מִשְׁפַּחְתּוֹ, כִּי אֵין לוֹ בֵּן
A ma connaissance, c'est la première fois que dans le texte de la Torah le fait de subir un coup du sort parce qu'on n'a pas de fils est vécu comme une injustice : auparavant, c'est le fait de ne pas avoir de fils qui est perçu comme "injuste" ou plutôt comme l'expression d'un châtiment divin contre une personne. Mais, dans cette organisation sociétale patriarcale, le fait est que sans héritier mâle la lignée s'éteint. Oser se rebeller contre cet ordre établi et le déclarer "injuste" c'est cela le "hidouch", l'inovation des filles de Tselofhad, est c'est en cela que réside tout leur mérite.
La formulation même de leur requête montre une réflexion théologique révolutionnaire pour l'époque : "notre père n'est pas mort parmi les révoltés de Korah ni parmi d'autres qui ont mérité de mourir. Il est mort pour sa seule faute. Mais il faut comprendre par là que le fait de ne pas avoir de fils ne doit pas être considéré comme une punition divine, puisqu'il a déjà expié ses fautes en mourant. Que sa famille s'éteigne après lui car personne ne peut s'en occuper n'est pas l'expression de la justice divine, mais de l'injustice des hommes.
Certains considèrent que la prophétie consiste à avoir des révélations et à être en communication directe avec Dieu. D'autres, parmi les rationalistes, considèrent que la prophétie consiste à le premier à poser sur les choses établies un regard neuf, sous un autre angle, qui permet à tous les autres de ne plus jamais considérer ce qui a toujours été comme ce qui doit forcément être.
L'histoire des filles de Tselofhad est très souvent utilisé par les rabbins des mouvements Massorti et libéraux pour expliquer que le statut de la femme dans le judaïsme n'est pas et n'a jamais été une situation idéale voulue telle quelle par Dieu et par les textes. Si traditionnellement les femmes sont exclues du culte, de l'étude et des fonctions dirigeantes, c'est le résultat du milieu socioculturel dans lequel s'est formé le judaïsme, mais ce n'est ni une situation figée, ni un idéal. Ce texte de la paracha Pinhas illustre et prouve que lorsque les femmes, ou tout autre groupe ou personne, se sent lésé, trouve qu'une situation donnée est injuste, il peut le dire et s'en plaindre, et le devoir de l'autorité (Moché ou n'importe quel autre dirigeant ou maître) n'est pas de lui faire accepter sa situation "parce que cela a toujours été comme ça" mais au contraire de chercher, d'interroger, de justifier et faire accepter une situation nouvelle, plus juste.
Je ne voudrais pas compliquer les choses, mais j'emploie à dessein le mot juste et pas le mot égalitaire car je crois profondément que ce n'est pas la même chose (mais ce sera le sujet d'une prochaine conférence ou même cycle d'étude).
Plus largement, ce texte nous enseigne un idéal à atteindre : celui de ne jamais rien considérer comme étant fixe, figé, immuable et éternel. Tout ce qui est du domaine de l'humain, et la religion en fait partie (ce qui n'est aucunement contradictoire avec l'idée de révélation) est mobile et évolutif, en fonction de l'évolution des mœurs des hommes et des femmes qui la font vivre.
Mais plus que la religion, la Torah nous enseigne à ne jamais accepter aucun déterminisme, qu'il soit social, culturel, familial, de naissance ou acquis, aucun handicap physique ou mental ne peut justifier une situation d'injustice.
Si les filles de Tselofhad nous permettent d'apprendre cela, en plus d'un point de détail des règles d'héritage qui a son importance, elles ont largement mérité le statut de femmes "Tsadkaniot" que leur confère le midrach au même titre que Yokhebed la mère de Moché, mais elles ont aussi mérité le statut de "prophétesses" au même titre que Myriam.
Chabbat chalom
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