Ekev 5771

Chers amis,

Depuis quelques décennies en occident, après de longues et douloureuses polémiques, nous vivons dans un consensus, un accord idéologique plus ou moins compris et accepté, celui de la séparation de l'église et de l'état, de ce qui est du domaine du religieux, du spirituel, des croyances personnelles et privées, et de tout ce qui est du domaine du "vivre ensemble", de la vie publique, des choses de la cité, de la politique.

Cette conception qui est la nôtre, si elle est parvenue à entrer dans notre culture au point d'être constitutive de notre mode de pensée, est encore très minoritaire dans le monde et, si elle est efficace au plan local, nous donne beaucoup de difficultés à appréhender d'autres cultures et traditions, dans d'autres pays, et est un motif d'incompréhension et de méfiance vis-à-vis d'autres peuples.

Mais surtout, cette séparation totale entre religieux et politique risque de nous priver d'un pan important, peut-être même central dans la compréhension et l'interprétation des textes de notre tradition. Car même si, à cause des débordements récents de certains dangereux fanatiques, on peut légitimement être sur la réserve dès qu'on aborde ce sujet, on ne peut pas faire abstraction de ce que nos textes "classiques" de référence comportent un message politique, parfois caché, d'autres fois exposé de façon très claire et franche, comme dans une partie de la paracha de cette semaine, Ekev, le chapitre 9 du Deutéronome. Un message destiné aux premiers lecteurs de la Torah comme à leurs descendants, un message intemporel même s'il n'est pas, dans le texte que je vais citer ce soir, un message universel loin s'en faut. Mais avant de rentrer dans le vif du sujet il me faut encore prendre une dernière précaution en mettant en garde contre les éventuelles méprises ou contresens : qui dit "politique" ne dit pas partisan d'un camp, d'une voie contre une autre, et relever, pour la décrire, la dimension politique du message prophétique ne signifie pas prendre partie dans un débat contemporain, comme certains le font trop souvent, "au nom de la Torah et de la parole divine", mais relève plutôt du domaine de l'attention, de l'écoute de ce que cherche à nous dire le ou les auteurs du texte bibliques, préoccupés, obsédés par l'idée de la transmission de leurs valeurs et de leur projet, afin que leurs descendants n'en viennent pas à corrompre leur héritage spirituel et moral.

Le passage qui a attiré mon attention cette année à la relecture de la paracha Ekev, une paracha qui m'est chère puisque c'est celle de ma Bar-Mitzvah, comme Alan, c'est celui dans lequel Moché cherche une justification au fait que le peuple hébreu se prépare à conquérir la terre de Canaan au détriment des peuples qui y sont déjà établis depuis des lustres et qui y ont prospéré.

"Chéma Israël", "Ecoute, Israël : tu franchis maintenant le Jourdain, pour aller déposséder des nations plus grandes et plus puissantes que toi aux villes importantes, dont les remparts touchent le ciel; […]Ne dis pas en ton cœur, lorsque l'Éternel, ton Dieu, les aura ainsi écartés de devant toi: "C'est grâce à mon mérite que l'Éternel m'a introduit dans ce pays pour en prendre possession," quand c'est à cause de la perversité de ces peuples que l'Éternel les dépossède à ton profit. 5 Non, ce n'est pas à ton mérite ni à la droiture de ton cœur que tu devras la conquête de leur pays: c'est pour leur iniquité que l'Éternel, ton Dieu, dépossède ces peuples à ton profit, et aussi pour accomplir la parole qu'il a jurée à tes pères, à Abraham, à Isaac et à Jacob. 6 Sache-le, ce ne peut être pour ta vertu que l'Éternel, ton Dieu, t'accorde la possession de ce beau pays, puisque tu es un peuple réfractaire."

On a beau savoir que l'histoire de l'humanité est faite de conquêtes successives,  d'envahisseurs qui s'installent sur de nouveaux territoires en soumettant les vaincus, à ma connaissance il n'y a pas d'autre exemple d'un peuple qui, avant même de commencer à se battre pour la conquête, cherche à se trouver des justifications morales à ce qu'il va faire.

Dans l'antiquité, on conquiert une terre pour s'y installer car on est plus fort, plus puissant et/ou plus nombreux que celui qui s'y trouve déjà. On se bat pour son clan, pour sa tribu, pour sa famille, contre les autres. Cet ordre des choses sert de justification à toutes les batailles et les guerres, à toutes les invasions.
Ici Moché semble chercher à donner à cet évènement ponctuel une dimension historique, transcendante, qui dépasse la portée d'un évènement daté dans le temps. Si l'entrée du peuple hébreu dans la terre de Canaan n'était qu'un évènement dans la longue suite de batailles et de guerres pour la possession de ce petit territoire, alors toute l'histoire de la sortie d'Egypte, du don de la Torah et de l'errance dans le Sinaï se serait soldée par un échec. Un échec. Même si la bataille était victorieuse. Car le but de la libération d'Egypte n'était pas de donner une terre à ce peuple qui n'en avait jamais eu. La conquête du pays, dans la Torah, n'est pas considérée comme une finalité, comme un but en soi. Pas plus dans ce texte du Deutéronome, où Moché fait une sorte de récapitulatif de l'histoire du peuple hébreu avant son entrée dans l'Histoire avec un grand H, que dans les promesses faites aux patriarches du livre de la Genèse. La conquête de la Terre, l'installation, l'indépendance économique et politique n'est qu'un moyen. Le but, c'est le projet. Ce que l'on doit en faire. Réaliser une société conforme aux idéaux décrits dans la Torah : justice, justice sociale, répartition des richesses, séparation des pouvoirs (religieux et politique - Aaron et Moché) accueil de l'étranger (encore une fois dans la paracha : "Vous aimerez l'étranger, vous qui avez été étrangers dans le pays d'Egypte!"), et surtout interdiction de l'idolâtrie et transmission du témoignage de l'alliance entre Dieu et le peuple d'Israël. Ce message est transmis dans le vocabulaire de l'époque qui est essentiellement religieux. Mais ce n'est pas un message "religieux" au sens où nous l'entendons actuellement. Il ne s'agit pas de l'instauration d'une théocratie dirigée par des fanatiques qui parleraient au nom de Dieu. Il s'agit d'un message politique exprimé au travers du prisme de l'idéologie, de la philosophie monothéiste.

Si l'installation sur la terre de Canaan n'a pas pour objectif la réalisation d'un projet basé sur ces idéaux éthiques et moraux, si le pays des juifs est un pays comme les autres, alors il perd toute sa raison d'être et d'exister, son "droit d'être là", et pourra être balayé dès qu'une nouvelle horde d'envahisseurs arriveront. Le projet fixé et codifié dans la Torah est de créer une société "modèle", une sorte de laboratoire qui permette de prouver et de montrer aux autres nations qu'une autre société est possible, un modèle alternatif viable juste et bon. C'est un message politique.

Ces dernières semaines, pour la première fois depuis longtemps, les médias occidentaux ne parlaient pas d'Israël dans le cadres du conflit avec les palestiniens ou des divisions de la société entre laïcs et religieux. Ils parlaient d'un mouvement social, de manifestations, d'une lame de fond qui a animé toute la société israélienne sur des questions d'ordre économique et social. Des questions politiques. Quelle société désirons-nous? Une société avec des forts et des faibles, ou une société qui tente de réduire les inégalités? A mon sens, le simple fait de se poser de telles questions est déjà une manière de s'inscrire dans la tradition de lecture et de relecture du texte biblique, et d'être sensible à son message politique. C'est peut-être une des raisons pour lesquelles ces manifestations ont réuni des personnes de tous les horizons, religieux, traditionnalistes ou laïcs, car ce qui est en jeu, plus que des questions de hausse des loyers ou de coût de la vie, est une question existentielle fondamentale et constitutive de notre identité : pourquoi sommes-nous là et que devons-nous y faire?

Chabbat chalom

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