Chers amis,
Dans la paracha de cette semaine, Tsav, le texte décrit le déroulement des « festivités » d’inauguration du Michkan, ce sanctuaire portatif du désert, et nous détaille la façon dont Aaron et ses fils vont être officiellement « embauchés » pour le service de la prêtrise.
Comme la première fois que l’on possède un objet, que l’on essaie un nouveau cadeau, on dirait qu’à cette occasion les prêtres en explorent toutes les possibilités et essaient toutes les fonctions pour vérifier si tout marche bien. Parallèlement à la livraison du produit par les architectes dont nous avons parlé les semaines précédentes, les nouveaux utilisateurs reçoivent la notice d’utilisation, le mode d’emploi, et s’empressent d’essayer toutes les fonctions et d’explorer toutes les possibilités.
Mais il semble que pour l’inauguration, le premier sacrifice qui a été choisi est d’un type bien particulier. C’est celui que la traduction du rabbinat nomme « sacrifice d’expiation » ou « Korban Hattat » : le sacrifice qu’on apporte après avoir commis une faute. De tous les autres types de sacrifices, il semble que ce soit celui que les prêtres doivent apporter en premier, pour vraiment formaliser leur début de carrière. Ce korban Hattat est statistiquement celui qui est le plus offert par les prêtres, avec les sacrifices quotidiens, et apparaît aussi beaucoup dans les cérémonies de Roch Hachana et de Yom Kippour, lorsque toute la liturgie se concentre autour de la notion d’expiation, de regret des fautes, de repentance et de pardon.
Si vous vous souvenez des expressions que la Torah emploie pour les sacrifices de Kippour, que nous allons retrouver dans quelques semaines puisqu’elles figurent dans le Lévitique, le grand-prêtre apporte le sacrifice « vekhiper beado ouvead beito ouvead kol Israël… » « Pour lui, pour sa maison (sa famille) et pour tout Israël ».
Depuis leur entrée en fonction, dans notre texte de Tsav, et ce régulièrement, quasi quotidiennement, les prêtres demandent pardon !
Les prêtres demandent pardon !
Pourquoi ? Quelle « faute » ont-ils commis ? Certains y voient une expiation continue de la faute du veau d’or, sorte de « péché originel » qui les aurait tous compromis et « entachés » pour toutes les générations. Mais considérer cela, ce serait entrer dans une lecture de type chrétienne dans laquelle tout le monde serait « souillé » par une faute ancienne, malgré l’assurance qu’on trouve dans l’Exode : « Je fais retomber la faute des pères sur leurs enfants jusqu’à la troisième génération… » Commentaire Rabbinique traditionnel : « Les fautes des pères sur les enfants, s’ils continuent dans la mauvaise voie, et sinon pas. »
Une autre explication voudrait que l’expiation des fautes fassent partie du processus de purification des prêtres, qui se lavent et se purifient aussi physiquement que spirituellement avant d’approcher la présence divine et d’entrer en contact avec le divin.
Mais ces commentaires et explications, à titre personnel me sont problématiques car elles induisent une notion de culpabilité permanente de laquelle on pourrait se défaire grâce à quelques actions mais qui reviendrait automatiquement et régulièrement.
Dieu sait que nous les juifs, nous sommes des spécialistes du sentiment de culpabilité !
Lorsque j’entends dire que le grand-prêtre concentre et canalise sur sa personne toutes les fautes de sa famille, du peuple, et pourquoi pas de toute l’humanité en plus des siennes propres, je ne peux m’empêcher de penser à un roman de Romain Gary, qui s’intitule « La tête coupable », dans lequel le héro s’identifie avec toute l’espèce humaine et prend sur lui la culpabilité de tous les massacres parce qu’ils ont été commis par ses semblables, ce qui le mène à de graves troubles psychiques.
Il existe un commentaire qui me plait et qui me touche particulièrement : pour certains, le grand prêtre et tous les prêtres doivent demander pardon… pour avoir été choisis et pour occuper leur place à la tête de la hiérarchie du peuple.
L’idée que des responsables, des dirigeants, des personnes qui occupent le sommet de la hiérarchie humaine doivent avoir comme souci constant de s’excuser d’être là est pour moi une des réflexions les plus subtiles et chargées de sens que comporte le judaïsme en matière de pensée politique. Une façon de rappeler que les chefs n’ont pas été choisis pour leur supériorité de naissance, qu’ils ne sont pas « élus des Dieux » ni même « de droit divins » comme Pharaon ou d’autres lignées royales, mais qu’ils sont là parce que leur fonction est nécessaire, parce qu’il y a un travail à faire et que quelqu’un doit le faire, et que le fait d’avoir été choisi est une injustice pour tous les autres, tous ceux qui ont la même compétence et les mêmes qualifications.
D’autre part, toute position élevée implique obligatoirement qu’on doive prendre un certain nombre de décisions, pour le bien la collectivité, mais qui sont susceptibles de mécontenter certains, soit parce que l’intérêt de la majorité n’est pas forcément l’intérêt d’une minorité, soit parce que tout exercice d’autorité impose la prise de décisions difficiles qui ne sont pas comprises ou admises facilement par le peuple.
Autre travers malheureusement très courant : le fait d’occuper une position supérieure hiérarchiquement peut parfois donner l’impression d’être supérieur à ses subordonnés, voire que l’on se considère « propriétaire » de leurs faits et gestes dans une période donnée.
Enfin, le risque le plus grand, la menace qui concerne tout le monde, pour toutes les époques et quel que soit le poste occupé, est de se considérer comme le seul occupant légitime de sa fonction, comme si on était « propriétaire » de ce poste qu’on occupe, quand bien même on aurait occupé la fonction depuis sa création ! Suivant cette explication, les sacrifices apportés par les prêtres n’ont pas fonction d’expiation de fautes, mais d’une thérapie pour les aider à reconnaître, maitriser et dominer le sentiment de toute puissance que peut donner l’exercice du pouvoir.
Ce qu’il y a de fascinant, c’est que jamais ce sentiment de toute puissance n’est décrié ou on ne les exhorte à le combattre. Il est considéré comme étant totalement naturel et inhérent à la fonction. On demande juste aux prêtres d’apporter régulièrement des sacrifices afin d’en prendre conscience et de montrer publiquement qu’ils réalisent que bien qu’ayant été distingués, ils ne se considèrent pas les propriétaires naturels de leur fonction.
Ce sentiment qu’il faut combattre, les sages du Talmud puis les Hassidim qui ont développé cette notion l’appellent le « Yetser Hara », qui, en flattant démesurément notre égo et notre orgueil, nous incite à nous croire ou nous considérer comme les « propriétaires » de ce que nous avons construit. Le sanctuaire du désert est un très bon exemple, parmi d’autres, de ce paradoxe : il a été construit par nos mains, avec nos matériaux et notre argent, il est pour certains une occupation quotidienne, il occupe le centre du campement, et pourtant il ne nous appartient pas. Le fait que nous en possédions les clefs, c’est-à-dire que nous contrôlons son bon usage et son bon fonctionnement, ne doit pas nous faire oublier que nous ne le possédons pas, que nous n’en sommes que les responsables, et que notre charge consiste à le conserver pour ceux qui viendront après nous.
Le fait qu’en matière de culte, Dieu n’appelle jamais Aaron seul mais « avec ses fils » vient aussi souligner cette dimension. A moins que ce ne soit un message de plus, dans le même esprit, soulignant le paradoxe de la paternité comme de la maternité : mes enfants sont directement issus de moi, ils me doivent tout, je les ai créé… et pourtant je n’en suis pas « propriétaire » et toute mon éducation doit consister à leur apprendre à se passer de moi.
On pourrait citer beaucoup d’exemples, mais aussi malheureusement beaucoup de contre-exemples, dans lesquels telle ou telle entreprise, telle ou telle association ou groupe prospère jusqu’à un certain point mais n’arrive pas à survivre à ses fondateurs qui n’ont pas su, ou pu, assurer leur succession de leur vivant.
Travailler, créer, non pas pour sa satisfaction personnelle mais pour transmettre et voir sa création entre de nouvelles mains, grandir et perdurer, voilà une des leçons que nous donne la Torah au moment précis de l’inauguration du sanctuaire et de l’accession d’une certaine famille à la prêtrise.
Chabbat chalom
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