"La force de guérir" - 10 février 2011

Chers amis,
La tradition que je représente prend sa source en premier lieu dans la Bible hébraïque, mais aussi et surtout dans les grandes œuvres de la littérature rabbinique que sont le Midrach et le Talmud.
Le thème de la maladie, de la guérison ou de la non-guérison est très présent dans cette littérature dont la rédaction s’étale entre le premier et le 9° siècle de l’ère chrétienne. On y trouve des témoignages de sages confrontés à la maladie (eux-mêmes ou leurs proches), des conseils de médecine ou des exemples de la pharmacopée utilisée dans leurs régions, mais aussi et surtout une réflexion poussée sur les questions théologiques que pose la maladie : pourquoi Dieu frappe-t-il les humains de ces maux divers ? Y a-t-il un sens à touts ces souffrances ? Faut-il y voir une punition divine ? Si oui, comment expliquer que des gens justes soient frappés ? Si elle n’est pas une punition divine, alors pour quelle raison tous ces malheurs atteignent-ils les gens ? Dieu frappe-t-il aveuglément ?
Comme toujours chez les sages du Talmud, ces questions d’ordre théorique/théologique doivent avoir une implication pratique : face à la maladie, que dois-je faire ? Comment dois-je me comporter ?
Entre découragement et révolte, entre refus et résignation, les Sages vont tenter d’esquisser une voie médiane dans laquelle l’être humain doit profiter de l’épreuve que constitue la maladie pour tenter de s’améliorer et modifier son comportement personnel tant dans ses rapports avec Dieu que dans ses relations avec son prochain.

Un texte du 5°/6° siècle, un commentaire sur le livre de la Genèse, nous raconte une histoire surprenante, déroutante, dont l’objet est de nous livrer une réflexion antique sur le sens des dégénérations liées à l’âge, et dont les protagonistes sont les patriarches Abraham, Isaac et Jacob :
Rabbi Yehouda fils de Simon : C’est Avraham qui a demandé à Dieu la vieillesse : « Maître du monde ! Lorsque un homme et son fils entre dans un endroit personne ne sait qui honorer, si tu « couronnes » l’ancien de cheveux blancs, tout le monde saura qui honorer. Dieu lui dit : tu as demandé une bonne chose ! Je commence par toi… et de remarquer que nulle part depuis le début du Livre la Torah ne parle de vieillesse avant que n’apparaisse Abraham et que le texte dise : « Or Avraham était âgé… »
De même avec Isaac, qui demande les handicaps liés à l’âge, et qui est le premier personnage de la Bible à être frappé de cécité, et enfin apparaît Jacob, qui demande à Dieu « d’inventer » la maladie :
-          Ribon haolamim (Maître du monde) si une personne ne sent pas sa mort venir, elle ne pourra profiter des quelques heures qui lui restent pour se séparer de ses enfants et leur donner des conseils, les bénir, leur attribuer une part de l’héritage etc. Or si tu donnes à chaque personne deux ou trois jours pour se préparer, elle pourra réaliser toute ces choses…
-          Tu demandes une bonne chose, et je commence par toi… « On annonça à Joseph : ton père est malade… »
Cette histoire, racontée avec un peu d’humour, vient inverser le sens traditionnel qu’on donne à la maladie : elle n’est plus une « punition », un tourment envoyé arbitrairement par Dieu, mais une requête de l’Homme, une chance que Dieu lui a accordé pour pouvoir quitter ce monde le plus sereinement possible.
Ce même texte dans la suite, fait référence à un exemple de malade qui a réussi à guérir de sa maladie grâce à une introspection, une action de repentance pleine et sincère et une prière émouvante : Hizkiyahou, le roi Ezechias.
Dans le second livre des Rois, une des premières actions de ce roi juste et pieux est de détruire tous les temples idolâtres de Judée, et un objet auquel son peuple avait pris l’habitude de rendre un culte : le serpent d’airain. Ce serpent datait de Moïse, dans le livre des Nombres (chapitre 21) : à l’époque où les hébreux erraient dans le désert, ils tombèrent dans un endroit infesté de serpents venimeux dont les morsures étaient mortelles, Moïse demanda à Dieu un remède, un « antidote » contre ses morsures et Il lui conseilla de façonner ce fameux serpent d’airain : « Et Moïse fit un serpent d'airain, le fixa sur une perche; et alors, si quelqu'un était mordu par un serpent, il levait les yeux vers le serpent d'airain et était sauvé. » Midrach : questionnement sur cette méthode pas très orthodoxe => « est-ce que l’image d’un serpent peut faire la différence entre la vie et la mort ? C’est donc que regarder ce serpent c’est mettre sa confiance dans Celui qui a ordonné sa fabrication ». Or justement à l’époque d’Ézéchias cet objet avait été adoré pour lui-même, c’est la raison pour laquelle il décida de le détruire. Ironie de l’histoire ? Un jour le roi Ezechias tomba malade :
« En ce temps-là, Ezéchias fut atteint d'une maladie mortelle. Le prophète Isaïe, fils d'Amoç, lui rendit visite et lui dit: "Ainsi parle l'Eternel: Donne tes ordres à ta maison, car tu vas mourir; tu ne te rétabliras pas." 2 Ezéchias tourna la face vers le mur et implora l'Eternel en ces termes: 3 "De grâce, Seigneur, daigne te souvenir que j'ai marché devant toi fidèlement et d'un cœur sincère, et que j'ai fait ce qui te plaît!" Puis il éclata en longs sanglots. 4 Isaïe n'avait pas encore quitté la cour du milieu quand l'Eternel s'adressa de nouveau à lui: 5 "Retourne pour dire à Ezéchias, le souverain de mon peuple: Ainsi parle l'Eternel, le Dieu de David, ton père: J'ai entendu ta prière et vu tes larmes, je te guérirai, et dès le troisième jour tu monteras dans la maison de Dieu. » (2 Rois 20)
Ainsi, ce personnage biblique, volontairement ou involontairement, a fait la démonstration que ce qui permet à l’homme de guérir ce n’est pas de mettre son destin dans les mains d’un objet, une « chose », une « technique », qui lui permettrait automatiquement et de façon magique de se sortir de ses douleurs, mais il lui faut trouver en lui-même les ressources spirituelles pour changer son destin et faire venir la guérison.

Néanmoins, le cas d’Ézéchias est un cas isolé, et les rabbins savent bien la difficulté qu’il y a à construire des théories, voire des solutions pratiques à partir d’un cas précis datant de l’époque biblique, une époque à laquelle les rapports entre l’homme et Dieu étaient beaucoup plus étroits : comment dire à quelqu’un qui souffre « prie et fais repentance, et Dieu t’enverra la guérison » ? Si tu ne guéris pas, c’est donc que tu n’as pas assez bien prié, ou bien que tu ne t’es pas repenti de tes fautes…

Automatiquement le message s’en trouverait dénaturé et deviendrait culpabilisant.
Dans des problématiques de maladie et de recherche de la guérison, la tradition rabbinique va donc insister sur un autre aspect, une Mitsva, un commandement d’une importance centrale, capitale, un commandement qui ne s’adresse pas au malade, mais à son entourage : BIKOUR HOLIM, la visite au malade.

On raconte que Rabbi Yohanan, un sage du 4° siècle, possédait des pouvoirs thaumaturges : il était capable de guérir quelqu’un de ses maux rien qu’en le touchant. Un jour il tomba malade, un autre sage doté des mêmes pouvoirs vint lui rendre visite pour le guérir. Quelques uns de ses disciples, témoins de la scène, lui demandèrent : « Maître, pourquoi est-ce que tu ne te guéris pas toi-même ? » Sa réponse devait rester célèbre : « Eyn Havoush metir atsmo mi beit Ha-assourim »/ « un prisonnier ne peut pas s’évader seul de la prison » => une façon poétique de dire qu’on ne peut se soigner soi-même, on ne peut s’en sortir que grâce à une aide extérieure, un « prochain », un autre, un « complice », quelqu’un avec qui va naître une relation, et qui va pouvoir servir d’intermédiaire entre le malade et Celui qui détient les clefs de la guérison.
Dans la même idée, les textes se multiplient, cherchant à encourager et promouvoir la pratique des visites aux malades, qui ne sont pas l’apanage, la fonction des seuls rabbins ou médecins, mais la responsabilité de tout un chacun de venir soutenir les malades dans une société dans laquelle n’existe aucune assurance pour ceux qui ne peuvent se rendre à leur travail : il ne s’agit pas seulement de bonté ou de charité mais surtout de cohésion sociale.
Ainsi, ce texte qui dit que celui qui rend visite à un malade le soulage d’1/60 de sa maladie.
Lorsqu’on parle de visite aux malades, toutes les convenances de la vie sociale et de la hiérarchie sont annulées. Un grand (un notable, un riche, un sage) est soumis à ce devoir même pour un « petit » (un paysan/artisan/pas instruit). Si le malade en a besoin, on se rendra chez lui-même 100 fois par jour ! Celui qui ne rend pas visite à un malade c’est comme s’il versait le sang…
Ou cet autre texte, qui dit avec un certain humour que nous devons prendre exemple sur quelqu’un qui visite systématiquement les malades : Dieu Lui-même, qui se trouve toujours au dessus du lit. C’est la raison pour laquelle il ne faut pas s’asseoir sur le lit lorsqu’on rend visite à un malade…
« Rabin au nom de Rav : "Comment sait-on que le Saint béni soit-Il nourrit le malade? Car il est dit : " Le Seigneur le soutiendra sur le lit de douleur… (Ps. 41)"
Rabin au nom de Rav : D'où sait-on que la présence divine réside au-dessus du lit du malade? Car il est dit : " Le Seigneur le soutiendra sur le lit de douleur… (Ps. 41)"
Braïta : celui qui rend visite à un malade ne doit pas s'asseoir sur le lit ni sur un banc ni sur une chaise, mais doit se couvrir et s'asseoir par terre, car la présence divine réside au-dessus du lit du malade, comme il est dit : " Le Seigneur le soutiendra sur le lit de douleur… (Ps. 41)" => aussi une façon de dire que le visiteur ne doit pas établir une relation « inégale » avec le malade, mais se mettre à son niveau, à sa portée, à son écoute.

Pour résumer, je dirais que même si la tradition biblique reconnaît que certains personnages peuvent guérir par la seule force de l’introspection et de la prière, pour la tradition rabbinique la force de guérir, le pouvoir de la spiritualité dans la guérison ne peut que passer par la relation à autrui, un autre qui apporte écoute, douceur, réconfort, (compassion ?) empathie. A différencier du soignant !
Il faut quand même préciser que cet autre peut-être n’importe qui, mais ne doit pas dire n’importe quoi. Il y a des choses à ne pas dire face à la souffrance de quelqu’un !

« Rabbi Eléazar est tombé malade. Rabbi Yohanan est venu lui rendre visite. La pièce étant très sombre, il découvrit son bras pour lui faire de la lumière. Il vit que Rabbi Eléazar était en train de pleurer.
-          Pourquoi pleures-tu? Si c'est pour toute la Torah que tu n'as pas eu le temps d'étudier, on dit "certains étudient beaucoup, d'autres peu, l'essentiel est que le cœur soit orienté vers les cieux"! Et si c'est parce que tu as été pauvre toute ta vie, on ne peut pas avoir droit à deux tables! Si c'est parce que tu as perdu tes enfants, moi-même j'en ai perdu 10. »

Dernier point sur lequel je voudrais insister : contrairement à une image répandue suivant laquelle les juifs seraient « toujours entre eux » et refuseraient de se mélanger avec les autres, la Halakha, la loi juive nous enseigne que notre devoir est de visiter « les malades non-juifs avec les juifs… Mipné Darké Chalom. » Evidemment, cela pose des problèmes pratiques : qu’est-ce qu’on est sensé dire à quelqu’un qui n’est pas de notre tradition ? Quelqu’un avec qui on ne partage pas forcément les convictions, et avec qui on ne veut surtout pas risquer de malentendu sur le prosélytisme etc. ?
Il est possible de ne rien dire. Rien. Être là et écouter, cela suffit.
Au-delà des différences d’origine et de convictions, de croyances, la maladie nous renvoie à notre condition d’humains avec nos souffrances et préoccupations universelles.
Souvent, pour ne pas dire toujours, le visiteur ressort de sa rencontre avec le malade bouleversé, ému, désemparé, et il faut alors un soutien pour celui qui soutient, mais cela part du même principe, car de la même façon qu’il n’y a pas de guérison purement physiologique sans une part de mental, il n’y a aussi des maladies qui ne sont pas physiques mais mentales, des maladies de l’âme, contre lesquelles nul n’est vacciné ou immunisé, et pour lesquelles le seul remède est l’ouverture à l’autre et le dialogue avec son prochain.


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