Chers amis,
Dans une des œuvres fondamentales de la littérature, un "classique" comme on dit couramment, dans lequel l'action se déroule au seizième siècle et le sujet est un des monuments les plus grandioses et majestueux de l'histoire, l'auteur met en scène un prêtre qui tient devant lui un des premiers livres imprimés, et parallèlement regarde par la fenêtre la cathédrale "Notre Dame" de Paris. Le personnage, pris d'une intuition prophétique, déclare tout-à-coup avec emphase : "Ceci détruira cela". Une façon pour Victor Hugo de définir un changement d'époque, de culture, de références. L'époque des cathédrales, des monuments massifs et imposants travaillés avec art pendant des dizaines, voire des centaines d'années allait se terminer, remplacée par une époque à laquelle la diffusion du savoir se ferait par les mots et les textes.
Pourquoi opposer un monument et un livre? En quoi ces deux choses seraient-elles concurrentes? C'est une chose qu'à notre époque nous avons beaucoup de mal à conceptualiser, mais la thèse défendue par Hugo est que les constructions étaient pour les élites instruites un moyen de communiquer avec le peuple, qui certes était ignorant et analphabète, mais dont l'esprit possédait assez de référents culturels pour pouvoir recevoir et interpréter justement les messages gravés artistiquement dans la pierre. Ainsi la beauté et l'esthétique n'étaient pas comme pour nous l'expression de la sensibilité d'un artiste, mais un moyen de faire passer au peuple, de la façon la plus "démocratique" qui soit, des messages théologiques, politiques, historiques, par le biais d'un symbolisme qui aujourd'hui n'est plus apprécié que par quelques historiens de l'art mais dans l'antiquité ou le moyen-âge pouvait être compris de tous les passants.
Je ne sais pas trop ce que vaut actuellement la théorie de Victor Hugo chez les historiens actuels, mais ce qui m'intéresse c'est le parallèle qu'on peut faire avec le judaïsme dans ce cas précis, puisque cette semaine nous lisons la paracha Terouma qui raconte la construction du Michkan, le sanctuaire du désert, avec force détails, qui probablement devaient avoir une forte signification à l'époque, même si cette signification s'est perdue et les rabbins du Midrach se retrouvent comme des "historiens de l'art" qui spéculent sur la signification de tel ou tel chiffre de mesure des murs etc.
Pour nous les juifs, la prophétie du personnage de Victor Hugo s'est réalisée depuis des temps déjà immémoriaux : nous n'avons plus aucun monument, mais par contre nous possédons des livres dans lesquels sont inscrits ces monuments, leurs constructions et leurs significations, et bien plus encore.
Par le fait des circonstances historiques et politiques, de la nécessité de l'histoire, les juifs ont été forcés de s'adapter rapidement et d'anticiper les évolutions majeures de l'histoire. Dès l'époque de sa formation, le peuple d'Israël a du se contenter d'une "cathédrale" portative, démontable qui convenait plus à son mode de vie nomade, puis les tentatives de construire des Temples en durs, "éternels" se sont soldées par des échecs douloureux. Il ne restait plus qu'une seule solution pour la survie collective : la diffusion au plus grand nombre des textes qui permettaient de survivre à la destruction des monuments, tout en permettant de communiquer et de transmettre leurs significations.
Un livre est beaucoup plus fragile qu'une cathédrale, il est moins cher, demande moins de temps à fabriquer, et a une capacité de stockage de l'information beaucoup plus grande. Mais surtout, contrairement à un monument, un livre est indestructible. Mettez le feu à 10 exemplaires, il en restera 100. Détruisez 100 livres, on en refera 1000.
La plupart des commentateurs ont vu dans le Michkan un « Temple portatif » : formule qui induit qu’il ne serait que la préfiguration du Temple de Jérusalem construit par Salomon, le vrai Temple, le grand, le beau, le point final, le but ultime de l’histoire. Une simple comparaison entre les deux textes de ce Chabbat, la paracha et la Haftara, montre que cette vision n’est peut-être pas tout-à-fait exacte :
Dans la Haftara, l’initiative de la construction du Temple revient à un homme, le Roi, même si l’initiative est approuvée par Dieu. Le matériel utilisé est acheté à prix d’or à l’étranger et importé du Liban (c’est sûrement de la bonne qualité, mais cela ne vient pas du peuple, ce ne sont pas ses arbres), et pour les payer il a fallu lever des impôts, des prélèvements obligatoires, lourds, et qui par définition ne sont pas volontaires, et enfin pour la construction il a fallu réquisitionner une masse de travailleurs professionnels, qui étaient eux aussi financés par le Roi, c'est-à-dire par l’impôt. On est bien loin de l’idéalisme des premiers temps ! L’élan enthousiaste et spontané n’aura pas survécu aux exigences d’une structure politique, étatique, centralisée. Si le Temple était certainement beaucoup plus beau et imposant que le petit sanctuaire du désert, sa portée symbolique est sans conteste plus négative que positive : il sera un facteur de division puisqu’après la mort du roi Salomon le peuple d’Israël va se diviser à cause de la charge de travail et des impôts exigés par la royauté.
Une vieille légende dit que le sanctuaire était toujours présent dans le Temple (le premier) et que c’est lui qui lui conférait sa supériorité par rapport au second Temple. Quoi qu’il en soit, la destruction du/des Temples qui a été vécue comme une catastrophe par les contemporains, a pu être transformée en évènement positif par les rabbins, qui finirent par y voir la destruction de cette forme centralisée et autoritaire du culte, de la communication avec le divin et avec les hommes (Ve-shakhanti betokham) et l’occasion de le remplacer (définitivement?) par un médium beaucoup plus pratique, maniable, bon marché, accessible et… moderne.
Ceci est la dernière différence et peut-être la plus capitale : pour construire un monument, il faut être un roi ou un prince. Pour éditer et distribuer un livre ou un journal, il suffit d'être un bourgeois qui ainsi a les moyens de lutter efficacement contre l'autoritarisme du pouvoir central.
Aujourd'hui nous vivons une révolution historique qui est sans doute du même niveau que celle de l'invention de l'imprimerie. Avec internet, n'importe qui peut écrire et diffuser ses textes au plus grand nombre, mobiliser des foules, détruire des monuments et renverser des dictateurs.
Mais la grande question du 21ème siècle est : est-ce que les utilisateurs de cet outil formidable auront assez d'intelligence et de sagesse pour l'utiliser aussi de façon constructive, pour bâtir des monuments, avec chacun sa petite contribution ("Me-et kol Ich acher yidevénou libo") qui aient la faculté d'être récepteurs, transmetteurs et émetteurs d'un message qui cette fois ne sera plus transcendant (du haut vers le bas) mais ascendant (du bas vers le haut) pour exprimer et codifier les termes d'une alliance responsable entre la somme des individus et celui dont la fonction est de donner un sens à toutes les constructions humaines.
Chabbat chalom
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