Chers amis,
Cette semaine, nous commençons un nouveau livre de la Torah, « Vayikra », le livre du Lévitique. Je ne surprendrai personne en disant que ce n’est pas le livre le plus passionnant de la Torah : il est considéré comme faisant partie de la littérature sacerdotale, c’est à dire qu’il aurait été rédigé par et pour des prêtres, dans le but de codifier et d’unifier leurs pratiques cultuelles. Sur le rôle et le sens des sacrifices et la signification qu’on peut leur donner aujourd’hui, nous aurons l’occasion d’en parler dans les semaines qui arrivent, lors de la lecture de ce livre assez fastidieux et répétitif.
Ce soir, je voudrais attirer votre attention sur le premier mot, celui qui donne son titre au livre : « Vayikra », « Il appela ». La traduction du rabbinat, qui cherche à rendre le texte compréhensible, traduit : « L'Éternel appela Moïse, et lui parla, de la Tente d'assignation, en ces termes: ». Or, il ne s’agit pas là d’une traduction littérale ! Il faudrait plus justement lire : « Il appela Moché, et Dieu lui parla… ». Une lecture rapide, et un peu superficielle, voudrait que le sujet soit évidemment Dieu, et qu’il appelle Moché. Mais le texte est beaucoup plus subtil : « Il appela ». Qui l’a appelé ? Une chose est sûre, Moché s’est senti appelé.
Les commentateurs glosent sur l’usage du verbe appeler, lorsque Dieu parle à un humain. Il est vrai que cet usage est assez rare dans la Torah et qu’on ne le trouve que pour des êtres d’exception : Adam, Avraham… Rachi, en citant le Talmud et le Midrach, explique que cet appel est un signe d’affection et de respect (terme utilisé par les anges chez Isaïe : Vékara zé el zé véamar…).
Mais d’autres commentateurs mettent le doigt sur une particularité graphique de ce mot « Vayikra » : Alef ze’ira. La tradition des scribes, depuis des temps très anciens, recommande d’écrire la lettre aleph qui termine ce mot de façon à ce qu’elle soit visiblement de taille réduite, plus petite que les autres lettres. Pour certains, le mot qui devait être écrit était « Vayoker/Vayikar », qui aurait signifié que Dieu aurait particulièrement distingué Moché en l’appréciant, le chérissant, en reconnaissant sa valeur… mais Moché lui-même, par humilité, aurait décidé de son propre chef d’ajouter la lettre aleph pour dire qu’il n’avait fait qu’être appelé et n’était en rien différent de tous les hommes.
Un autre commentaire, comme cela arrive régulièrement, dit le contraire : Moché aurait préféré écrire « Vayikar » car ce mot peut se rapproche de la racine « karah » avec un hé, « mikré » qui peut signifier « par hasard », exprimant le fait que Dieu l’a choisit lui comme il aurait pu en choisir un autre, alors qu’il n’avait aucune particularité supérieure. Ce serait Dieu qui aurait insisté pour que le Aleph apparaisse, mais Moché par excès d’humilité l’aurait écrit plus petit…
Ces deux commentaires, bien qu’apparemment contradictoires, se rejoignent et insistent sur un aspect particulier de la personnalité de Moché, et à travers lui du leader, du chef, du représentant du peuple idéal, idéalisé : quelqu’un dont le but n’est pas de se mettre en avant, qui n’est pas mu par une ambition personnelle, par le goût du pouvoir, par la volonté de démontrer son élévation, sa différence vis-à-vis du commun des mortels en utilisant comme prétexte sa proximité supposée avec le divin. Ce que les commentateurs cherchent à nous transmettre, dans l’esprit de la Torah qui l’indique à d’autres endroits, c’est que le chef idéal n’est pas quelqu’un qui conquiert le pouvoir, mais quelqu’un qui est appelé. Une fois de plus, la Torah et les rabbins nous livrent un message à contre-courant de tout ce qui s’est pratiqué et continue de se pratiquer dans l’histoire. Pour devenir chef, ne faut-il pas une volonté de fer pour se hisser à la première place et s’y maintenir contre vents et marées ? Cela est vrai depuis l’antiquité, où souvent l’histoire des successions se résume à des révolutions de palais, des trahisons, des assassinats, puis cela continue au Moyen-âge pour en arriver à notre époque de « démocratie » qui vit encore sur le mythe d’une « méritocratie », suivant lequel on choisirait celui ou celle qui serait le plus apte à remplir telle ou telle fonction par ses diplômes, son expérience ou ses capacités, alors qu’un homme politique célèbre dit souvent que ce qui caractérise nos démocraties est que « les qualités qu’il faut pour accéder au pouvoir sont à l’opposé de celles qu’il faut pour l’exercer ».
Le sens d’une telle phrase est de dénoncer les travers du suffrage universel direct, que nous avons l’habitude de considérer comme le summum de la démocratie, alors qu’il ne fait que consacrer le candidat qui a le mieux su communiquer, soigner son image, éliminer ses rivaux, trahir ses amis, pour réussir à convaincre, pendant un temps donné, le maximum de personnes qu’il était le plus adapté à remplir la fonction. Des penseurs et des écrivains du 20ème siècle ont déjà mis le doigt sur ce défaut inhérent à nos démocraties, qui consiste à substituer la manipulation de l’opinion publique à la manipulation par la force, et ont défini la démocratie comme étant non pas le meilleur, mais « le pire des régimes si l’on excepte tous les autres » suivant le mot de Churchill.
On pourrait relier cela à quelques analyses des récents évènements d’Afrique du Nord, qui observent avec inquiétude que ce que les peuples demandent c’est du « changement » à la tête de l’État et pas franchement l’établissement d’un régime démocratique de type occidental, perspective aujourd’hui beaucoup moins enthousiasmante qu’elle ne l’était aux 19ème ou 20ème siècles.
Une des raisons à cela, je crois, est le mythe entretenu par nos textes, suivant lequel une autre voie est possible, un autre mode de désignation du chef : le choix, l’élection divine. Dans la Bible hébraïque, la désignation de Moché préfigure ce qui sera la désignation du premier roi d’Israël, le roi Shaoul, désigné par l’intermédiaire du prophète Samuel « alors qu’il se cachait », ou celle du roi David désigné par le même prophète alors qu’il n’était que le septième fils d’un obscur paysan isolé, ou encore, dans un autre texte, la désignation de Mahomet, par l’intermédiaire de l’ange Gabriel, qui est indiquée dans le texte par le même vocable, la même racine sémitique : « QARA » l’ange ayant appelé Mahomet, ce qui donne son nom au Coran, et nous permet d’établir un lien, un parallèle avec nos investigations autour du mot « Vayikra ».
Ni conquérant du pouvoir par la force, ni élu démocratiquement : le dirigeant souhaité, idéalisé, fantasmé par la Torah comme par d’autres textes est un chef désigné par directement par Dieu, c’est-à-dire par une source indépendante de toute contingence humaine, seule capable de sonder l’intérieur de l’être et d’y sélectionner les qualités requises pour être le meilleur chef parmi tous les autres. Afin de mieux démontrer son indépendance de toute politique humaine, Il choisit intentionnellement quelqu’un qui n’est issu d’aucune famille/caste/tribu noble ou appelée à régner par le droit d’ainesse. Troisième et dernière qualité, Il choisit quelqu’un qui n’a aucune attirance pour le pouvoir, dont le premier réflexe est même de chercher à fuir ces nouvelles responsabilités qui lui font peur et auxquelles il n’a pas été préparé, et qu’il n’accepte qu’à contrecœur, en répondant à un appel…
Il serait juste de préciser que même la Torah accepte l’idée que Dieu puisse se tromper, comme avec Shaoul, qui, bien que désigné, ne s’est pas montré à la hauteur. Ou que l’élection d’un seul personnage ne signifie pas forcément la fondation d’une dynastie infaillible de droit divin, comme le montre l’histoire des descendants de David.
Mais la désignation d’un personnage plutôt effacé, réservé, qui n’a rien demandé, dépourvu de toute ambition personnelle, permet de mener une politique totalement indépendante des contraintes constitutives à l’exercice du pouvoir : aucun rapport de force interne, aucun sondage d’opinion, aucune campagne de réélection n’empêchera ce chef d’accomplir ce qui est juste et nécessaire, même si c’est impopulaire.
J’insiste, par peur de me faire mal comprendre, sur le fait qu’il ne s’agit pas là de l’apologie d’un régime théocratique, comme on a trop souvent tendance à (mal) le lire. Au contraire ! J’y vois une quête fantasmée, dans un passé mythique, d’un chef/sauveur qui viendrait nous guider et nous sauver, nous protéger de toutes les angoisses de la route, les découragements, les pertes de repères, les fatigues, contre nos propres peurs de l’inconnu, nos désirs de revenir en arrière… en résumé, quelqu’un qui aurait la force et le pouvoir de nous diriger pour notre bien contre nous-mêmes.
Pris dans un sens individuel et personnel, et non plus collectif, cette quête, ce fantasme, pourrait s’apparenter au combat que nous menons chaque instant contre le Yetser Hara, ce penchant qui nous pousse à préférer la satisfaction des besoins immédiats aux efforts douloureux mais nécessaires pour l’avenir. Il est tellement plus confortable de faire les choses nécessaires lorsqu’on y est obligé ! Combien de fois, dans des moments de découragement, on fantasme sur une autorité supérieure sur qui on pourrait se reposer !
Malheureusement, ou heureusement, il ne faut pas (ou plus) compter sur ce genre de guide. Car toute la problématique du passage à l’âge adulte d’une communauté, d’un peuple ou d’un individu, est de faire son deuil du mythe d’un sauveur providentiel absolu. Il s’agît d’apprendre à trouver la force de chercher, d’entendre et de suivre un appel, une voix qui trace une voie, indépendamment de la personne qui la porte, pour espérer un jour atteindre une époque utopique, messianique, où il n’y aura plus besoin de chef puisque tous prendront individuellement et communautairement les décisions nécessaires pour le bien collectif.
Chabbat Chalom
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