Chers amis,
Depuis maintenant deux semaines nous
sommes dans le mois d'Eloul, un mois qui en lui-même n'a rien de particulier :
aucune fête ni célébration n'est "programmé" durant ce mois, ni à
l'époque biblique, ni à l'époque talmudique, ni même –à ma connaissance- durant
l'histoire juive médiévale. Une période "calme" au niveau religieux,
à l'origine probablement car on ne pouvait pas imposer de célébration à cette
époque de l'année à une population essentiellement agricole : fin de l'été
= moissons et vendanges. Néanmoins la tradition orale en a fait une période
d'attente et de préparation progressive au mois qui le suit directement dans le
calendrier, le mois de Tichri, qui lui en comporte un grand nombre : Roch
Hachana, Yom Kippour, Soukot, Chemini Atseret et Simhat Torah.
Le mois d'Eloul s'est imposé peu à
peu comme la période par excellence de la Techouva : comment traduire ce mot?
Retour, repentance, effort particulier à réaliser sur soi-même avant les jours
d'angoisse (je traduis "yamim noraïm") que sont Roch Hachana et Yom
Kippour. Les jours du jugement, période pendant laquelle symboliquement chaque
individu, chaque collectif, et finalement toute la création passe en justice,
devant Le Juge, qui n'est pas tout à fait impartial puisqu'il est aussi le
créateur, l'auteur, mais qui doit se charger de "valider" sa création
année après année. C'est précisément cela qui est considéré comme un motif
d'angoisse, pour nous les humains : il faut faire en sorte, afin d'être
"inscrits dans le livre de la vie" comme le dit la michna de façon
poétique et allégorique, de justifier régulièrement son existence en prouvant
que l'on mérite de continuer à exister et à agir, que le solde de nos actions
est positif, ou, s'il ne l'est pas, qu'il le sera l'année prochaine.
Voilà pour le mois d'Eloul et pour le
processus de Techouva avant les célébrations de début d'année. Mais le sujet
sur lequel je voudrais insister ce soir est la question plus générale de la
justice.
Il y a deux semaines, Roch Hodech
Eloul, nous lisions la paracha Choftim :
דברים פרק טז פסוק
יח
שֹׁפְטִים וְשֹׁטְרִים
תִּתֶּן לְךָ בְּכָל שְׁעָרֶיךָ אֲשֶׁר יְקֹוָק אֱלֹהֶיךָ נֹתֵן לְךָ לִשְׁבָטֶיךָ
וְשָׁפְטוּ אֶת הָעָם מִשְׁפַּט צֶדֶק:
"Tu te donneras des juges à
chacune de tes portes". Un commandement positif, biblique (c'est-à-dire
divin) d'instaurer des juges dans chaque ville pour juger la conformité des
actions de chacun avec la loi divine et les différents entre personnes, et des
chotrim c'est-à-dire des agents chargés d'appliquer la Loi.
La justice est aussi un des
commandements donnés aux Bné Noah : la tradition juive considère que parmi les
7 commandements qui s'appliquent à toute l'humanité (et pas seulement aux juifs
!) il y a celui d'instaurer des lois et un système judiciaire pour les faire
respecter.
La loi orale développe ces
commandements bibliques et on peut lire à quel point la préoccupation de
justice entre les hommes et par rapport à la loi divine domine leur création
littéraire : TB traité Sanhedrin, Michna Avot : Bet Din etc.
Dans la Torah écrite comme dans la
Torah orale tout se passe comme si la justice humaine devait faire écho à la
justice divine, et Dieu se charge non seulement de juger les hommes mais aussi
de juger les juges :
דברים פרק טז
(יט) לֹא תַטֶּה מִשְׁפָּט
לֹא תַכִּיר פָּנִים וְלֹא תִקַּח שֹׁחַד כִּי הַשֹּׁחַד יְעַוֵּר עֵינֵי חֲכָמִים
וִיסַלֵּף דִּבְרֵי צַדִּיקִם:
(כ) צֶדֶק צֶדֶק
תִּרְדֹּף לְמַעַן תִּחְיֶה וְיָרַשְׁתָּ אֶת הָאָרֶץ אֲשֶׁר יְקֹוָק אֱלֹהֶיךָ
נֹתֵן לָךְ: ס
Deutéronome
16, 19-20 : « Ne fais pas fléchir le droit, n'aie pas égard à la
personne, et n'accepte point de présent corrupteur, car la corruption aveugle
les yeux des sages et fausse la parole des justes. 20 C'est
la justice, la justice seule que tu dois rechercher, si tu veux te maintenir en
possession du pays que l'Éternel, ton Dieu, te destine.” »
Et pour les justiciables :
דברים פרק יז
(ט) וּבָאתָ אֶל
הַכֹּהֲנִים הַלְוִיִּם וְאֶל הַשֹּׁפֵט אֲשֶׁר יִהְיֶה בַּיָּמִים הָהֵם
וְדָרַשְׁתָּ וְהִגִּידוּ לְךָ אֵת דְּבַר הַמִּשְׁפָּט:
(י) וְעָשִׂיתָ עַל פִּי
הַדָּבָר אֲשֶׁר יַגִּידוּ לְךָ מִן הַמָּקוֹם הַהוּא אֲשֶׁר יִבְחַר יְקֹוָק וְשָׁמַרְתָּ
לַעֲשׂוֹת כְּכֹל אֲשֶׁר יוֹרוּךָ:
(יא) עַל פִּי הַתּוֹרָה
אֲשֶׁר יוֹרוּךָ וְעַל הַמִּשְׁפָּט אֲשֶׁר יֹאמְרוּ לְךָ תַּעֲשֶׂה לֹא תָסוּר
מִן הַדָּבָר אֲשֶׁר יַגִּידוּ לְךָ יָמִין וּשְׂמֹאל:
(יב) וְהָאִישׁ אֲשֶׁר
יַעֲשֶׂה בְזָדוֹן לְבִלְתִּי שְׁמֹעַ אֶל הַכֹּהֵן הָעֹמֵד לְשָׁרֶת שָׁם אֶת
יְקֹוָק אֱלֹהֶיךָ אוֹ אֶל הַשֹּׁפֵט וּמֵת הָאִישׁ הַהוּא וּבִעַרְתָּ הָרָע
מִיִּשְׂרָאֵל:
(יג) וְכָל הָעָם
יִשְׁמְעוּ וְיִרָאוּ וְלֹא יְזִידוּן עוֹד: ס
Deutéronome 17, 9-13 : « tu
iras trouver les pontifes, descendants de Lévi, ou le juge qui siégera à cette
époque; tu les consulteras, et ils t'éclaireront sur le jugement à prononcer.10 Et
tu agiras selon leur déclaration, émanée de ce lieu choisi par l'Éternel, et tu
auras soin de te conformer à toutes leurs instructions. 11 Selon
la doctrine qu'ils t'enseigneront, selon la règle qu'ils t'indiqueront, tu
procéderas; ne t'écarte de ce qu'ils t'auront dit ni à droite ni à gauche. 12 Et
celui qui, téméraire en sa conduite, n'obéirait pas à la décision du pontife
établi là pour servir l'Éternel, ton Dieu, ou à celle du juge, cet homme doit
mourir, pour que tu fasses disparaître ce mal en Israël; afin
que tous l'apprennent et tremblent, et n'aient plus pareille témérité. »
Le verset 12 ne s'adresse pas
seulement à un individu qui entend se soustraire à la justice humaine, mais
aussi à celui (ou celle) qui prétend se substituer à la justice, à appliquer
soi-même sa propre vengeance (la vendetta) ou à
"terminer"/"achever" un châtiment pas assez fort à son
goût.
Tout cela pour dire quoi : que la Torah
s'oppose avec force à la vengeance personnelle. Une société basée sur une loi
et des moyens de l'appliquer peut perdurer. Une société qui repose sur la
vengeance et le droit pour chacun de se venger suivant le mal qu'il estime
avoir subi, tombe inexorablement dans l'anarchie.
Dans un état de droit, la justice
n'est pas rendue par les victimes ni par la populace mais par les juges. Un
juge dont la fonction n'est pas de satisfaire les victimes ni de calmer la
vindicte populaire, mais simplement –et c'est déjà beaucoup- de dire si une
personne est coupable du crime dont on l'accuse et si oui de la punir d'après
les lois en vigueur dans le pays devant lesquelles tous les citoyens sont
égaux. Une fois que le coupable a subit sa peine, on doit le laisser
tranquille, c'est ce que dit le texte!
J'imagine que vous voyez où je veux
en venir : dans l'actualité de cette semaine, une polémique a attiré mon
attention : plus de 15 ans après l'affaire Dutroux, son ex-femme est sorti de
prison et bénéficie d'un régime de semi-liberté. Comme d'habitude dans ce genre
d'affaires on a assisté à l'emballement médiatique habituel autour des
questions d'application de la justice. Les journalistes ont donné la parole à
un certain nombre de victimes, de témoins et à la grande masse populaire qui
dénoncent cette sortie de prison comme un "scandale" au vu des
actions barbares de la coupable, manifestent en brandissant les portraits des
victimes et, évidemment, immanquablement, il s'en trouve comme dans chaque
affaire judiciaire particulièrement choquante pour réclamer "le
rétablissement de la peine de mort" comme si cela allait changer quelque
chose, comme si la fureur populaire ne devait retrouver le calme et la sérénité
qu'après cela.
Je n'hésite pas à dire que c'est ce
scandale que je trouve scandaleux. Et je le dis au nom de la tradition juive
dont la préoccupation première est la question de la justice.
On peut évidemment avoir son avis sur
la façon dont l'affaire a été instruite et jugée. On peut aussi trouver que les
lois sont trop laxistes ou pas assez répressives et faire pression au niveau
politique pour les changer. Mais quelle que soit l'émotion suscitée par
l'horreur des crimes perpétrés, s'associer aux loups qui hurlent vengeance
alors que la justice a été rendue et appliquée c'est remettre en cause l'état
de droit dans lequel nous vivons, les lois qui rendent possible la vie en
société, mais surtout, pour nous juifs, c'est remettre en cause le processus
spirituel du mois d'Eloul et des fêtes de Tichri, processus entièrement basé
sur l'idée de repentir devant la justice : une fois que chacun d'entre nous
aura exprimé un remord sincère de toutes les mauvaises actions de l'année, se
sera "mortifié" comme punition (c'est le principe de Yom Kippour ועניתם את נפשותיכם),
chacun de nous pourra se considérer comme "purifié",
"acquitté" et inscrit dans le livre de la vie.
Nier à un être humain, quel qu'il
soit, le droit au repentir, le droit à payer pour les fautes/les crimes commis
et continuer sa vie, c'est le nier pour toute l'humanité, et donc pour chacun
d'entre nous.
Je l'ai déjà dit et je n'ai pas fini
de le répéter : ce que j'admire dans la sagesse ancestrale, c'est qu'au-delà
d'une expression qu'on peut parfois trouver archaïque se développe une pensée totalement
révolutionnaire et civilisatrice : aux sentiments instinctifs de la masse en
furie qui réclame le prix du sang, notre tradition oppose le calme raisonné,
distancié, impartial de la justice avec un objectif civilisateur qui rejaillit
sur l'ensemble du peuple et plus tard sur l'ensemble de l'humanité :
(יג)
וְכָל הָעָם יִשְׁמְעוּ וְיִרָאוּ וְלֹא יְזִידוּן עוֹד: ס
Deut. 17, 13 : « afin que tous l'apprennent et tremblent, et n'aient plus pareille
témérité. »
L'espoir de la Torah est que chaque
juif devienne un jour un "tsadik", un Juste, comme disait Manitou :
un Juste n'est pas quelqu'un qui rend la justice, mais quelqu'un qui a la
capacité de faire juste ce qu'il faut faire.
Chabbat chalom
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