Ki Tetsé 5772


Chers amis,

Depuis maintenant deux semaines nous sommes dans le mois d'Eloul, un mois qui en lui-même n'a rien de particulier : aucune fête ni célébration n'est "programmé" durant ce mois, ni à l'époque biblique, ni à l'époque talmudique, ni même –à ma connaissance- durant l'histoire juive médiévale. Une période "calme" au niveau religieux, à l'origine probablement car on ne pouvait pas imposer de célébration à cette époque de l'année à une population essentiellement agricole : fin de l'été = moissons et vendanges. Néanmoins la tradition orale en a fait une période d'attente et de préparation progressive au mois qui le suit directement dans le calendrier, le mois de Tichri, qui lui en comporte un grand nombre : Roch Hachana, Yom Kippour, Soukot, Chemini Atseret et Simhat Torah.

Le mois d'Eloul s'est imposé peu à peu comme la période par excellence de la Techouva : comment traduire ce mot? Retour, repentance, effort particulier à réaliser sur soi-même avant les jours d'angoisse (je traduis "yamim noraïm") que sont Roch Hachana et Yom Kippour. Les jours du jugement, période pendant laquelle symboliquement chaque individu, chaque collectif, et finalement toute la création passe en justice, devant Le Juge, qui n'est pas tout à fait impartial puisqu'il est aussi le créateur, l'auteur, mais qui doit se charger de "valider" sa création année après année. C'est précisément cela qui est considéré comme un motif d'angoisse, pour nous les humains : il faut faire en sorte, afin d'être "inscrits dans le livre de la vie" comme le dit la michna de façon poétique et allégorique, de justifier régulièrement son existence en prouvant que l'on mérite de continuer à exister et à agir, que le solde de nos actions est positif, ou, s'il ne l'est pas, qu'il le sera l'année prochaine.

Voilà pour le mois d'Eloul et pour le processus de Techouva avant les célébrations de début d'année. Mais le sujet sur lequel je voudrais insister ce soir est la question plus générale de la justice.

Il y a deux semaines, Roch Hodech Eloul, nous lisions la paracha Choftim :
דברים פרק טז פסוק יח

שֹׁפְטִים וְשֹׁטְרִים תִּתֶּן לְךָ בְּכָל שְׁעָרֶיךָ אֲשֶׁר יְקֹוָק אֱלֹהֶיךָ נֹתֵן לְךָ לִשְׁבָטֶיךָ וְשָׁפְטוּ אֶת הָעָם מִשְׁפַּט צֶדֶק:

"Tu te donneras des juges à chacune de tes portes". Un commandement positif, biblique (c'est-à-dire divin) d'instaurer des juges dans chaque ville pour juger la conformité des actions de chacun avec la loi divine et les différents entre personnes, et des chotrim c'est-à-dire des agents chargés d'appliquer la Loi.

La justice est aussi un des commandements donnés aux Bné Noah : la tradition juive considère que parmi les 7 commandements qui s'appliquent à toute l'humanité (et pas seulement aux juifs !) il y a celui d'instaurer des lois et un système judiciaire pour les faire respecter.

La loi orale développe ces commandements bibliques et on peut lire à quel point la préoccupation de justice entre les hommes et par rapport à la loi divine domine leur création littéraire : TB traité Sanhedrin, Michna Avot : Bet Din etc.

Dans la Torah écrite comme dans la Torah orale tout se passe comme si la justice humaine devait faire écho à la justice divine, et Dieu se charge non seulement de juger les hommes mais aussi de juger les juges :
דברים פרק טז

(יט) לֹא תַטֶּה מִשְׁפָּט לֹא תַכִּיר פָּנִים וְלֹא תִקַּח שֹׁחַד כִּי הַשֹּׁחַד יְעַוֵּר עֵינֵי חֲכָמִים וִיסַלֵּף דִּבְרֵי צַדִּיקִם:
(כ) צֶדֶק צֶדֶק תִּרְדֹּף לְמַעַן תִּחְיֶה וְיָרַשְׁתָּ אֶת הָאָרֶץ אֲשֶׁר יְקֹוָק אֱלֹהֶיךָ נֹתֵן לָךְ: ס

Deutéronome 16, 19-20 : « Ne fais pas fléchir le droit, n'aie pas égard à la personne, et n'accepte point de présent corrupteur, car la corruption aveugle les yeux des sages et fausse la parole des justes. 20 C'est la justice, la justice seule que tu dois rechercher, si tu veux te maintenir en possession du pays que l'Éternel, ton Dieu, te destine.” »

Et pour les justiciables :
דברים פרק יז

(ט) וּבָאתָ אֶל הַכֹּהֲנִים הַלְוִיִּם וְאֶל הַשֹּׁפֵט אֲשֶׁר יִהְיֶה בַּיָּמִים הָהֵם וְדָרַשְׁתָּ וְהִגִּידוּ לְךָ אֵת דְּבַר הַמִּשְׁפָּט:
(י) וְעָשִׂיתָ עַל פִּי הַדָּבָר אֲשֶׁר יַגִּידוּ לְךָ מִן הַמָּקוֹם הַהוּא אֲשֶׁר יִבְחַר יְקֹוָק וְשָׁמַרְתָּ לַעֲשׂוֹת כְּכֹל אֲשֶׁר יוֹרוּךָ:
(יא) עַל פִּי הַתּוֹרָה אֲשֶׁר יוֹרוּךָ וְעַל הַמִּשְׁפָּט אֲשֶׁר יֹאמְרוּ לְךָ תַּעֲשֶׂה לֹא תָסוּר מִן הַדָּבָר אֲשֶׁר יַגִּידוּ לְךָ יָמִין וּשְׂמֹאל:
(יב) וְהָאִישׁ אֲשֶׁר יַעֲשֶׂה בְזָדוֹן לְבִלְתִּי שְׁמֹעַ אֶל הַכֹּהֵן הָעֹמֵד לְשָׁרֶת שָׁם אֶת יְקֹוָק אֱלֹהֶיךָ אוֹ אֶל הַשֹּׁפֵט וּמֵת הָאִישׁ הַהוּא וּבִעַרְתָּ הָרָע מִיִּשְׂרָאֵל:
(יג) וְכָל הָעָם יִשְׁמְעוּ וְיִרָאוּ וְלֹא יְזִידוּן עוֹד: ס

Deutéronome 17, 9-13 : « tu iras trouver les pontifes, descendants de Lévi, ou le juge qui siégera à cette époque; tu les consulteras, et ils t'éclaireront sur le jugement à prononcer.10 Et tu agiras selon leur déclaration, émanée de ce lieu choisi par l'Éternel, et tu auras soin de te conformer à toutes leurs instructions. 11 Selon la doctrine qu'ils t'enseigneront, selon la règle qu'ils t'indiqueront, tu procéderas; ne t'écarte de ce qu'ils t'auront dit ni à droite ni à gauche. 12 Et celui qui, téméraire en sa conduite, n'obéirait pas à la décision du pontife établi là pour servir l'Éternel, ton Dieu, ou à celle du juge, cet homme doit mourir, pour que tu fasses disparaître ce mal en Israël; afin que tous l'apprennent et tremblent, et n'aient plus pareille témérité. »

Le verset 12 ne s'adresse pas seulement à un individu qui entend se soustraire à la justice humaine, mais aussi à celui (ou celle) qui prétend se substituer à la justice, à appliquer soi-même sa propre vengeance (la vendetta) ou à "terminer"/"achever" un châtiment pas assez fort à son goût.

Tout cela pour dire quoi : que la Torah s'oppose avec force à la vengeance personnelle. Une société basée sur une loi et des moyens de l'appliquer peut perdurer. Une société qui repose sur la vengeance et le droit pour chacun de se venger suivant le mal qu'il estime avoir subi, tombe inexorablement dans l'anarchie.

Dans un état de droit, la justice n'est pas rendue par les victimes ni par la populace mais par les juges. Un juge dont la fonction n'est pas de satisfaire les victimes ni de calmer la vindicte populaire, mais simplement –et c'est déjà beaucoup- de dire si une personne est coupable du crime dont on l'accuse et si oui de la punir d'après les lois en vigueur dans le pays devant lesquelles tous les citoyens sont égaux. Une fois que le coupable a subit sa peine, on doit le laisser tranquille, c'est ce que dit le texte!

J'imagine que vous voyez où je veux en venir : dans l'actualité de cette semaine, une polémique a attiré mon attention : plus de 15 ans après l'affaire Dutroux, son ex-femme est sorti de prison et bénéficie d'un régime de semi-liberté. Comme d'habitude dans ce genre d'affaires on a assisté à l'emballement médiatique habituel autour des questions d'application de la justice. Les journalistes ont donné la parole à un certain nombre de victimes, de témoins et à la grande masse populaire qui dénoncent cette sortie de prison comme un "scandale" au vu des actions barbares de la coupable, manifestent en brandissant les portraits des victimes et, évidemment, immanquablement, il s'en trouve comme dans chaque affaire judiciaire particulièrement choquante pour réclamer "le rétablissement de la peine de mort" comme si cela allait changer quelque chose, comme si la fureur populaire ne devait retrouver le calme et la sérénité qu'après cela.

Je n'hésite pas à dire que c'est ce scandale que je trouve scandaleux. Et je le dis au nom de la tradition juive dont la préoccupation première est la question de la justice.

On peut évidemment avoir son avis sur la façon dont l'affaire a été instruite et jugée. On peut aussi trouver que les lois sont trop laxistes ou pas assez répressives et faire pression au niveau politique pour les changer. Mais quelle que soit l'émotion suscitée par l'horreur des crimes perpétrés, s'associer aux loups qui hurlent vengeance alors que la justice a été rendue et appliquée c'est remettre en cause l'état de droit dans lequel nous vivons, les lois qui rendent possible la vie en société, mais surtout, pour nous juifs, c'est remettre en cause le processus spirituel du mois d'Eloul et des fêtes de Tichri, processus entièrement basé sur l'idée de repentir devant la justice : une fois que chacun d'entre nous aura exprimé un remord sincère de toutes les mauvaises actions de l'année, se sera "mortifié" comme punition (c'est le principe de Yom Kippour ועניתם את נפשותיכם), chacun de nous pourra se considérer comme "purifié", "acquitté" et inscrit dans le livre de la vie.

Nier à un être humain, quel qu'il soit, le droit au repentir, le droit à payer pour les fautes/les crimes commis et continuer sa vie, c'est le nier pour toute l'humanité, et donc pour chacun d'entre nous.

Je l'ai déjà dit et je n'ai pas fini de le répéter : ce que j'admire dans la sagesse ancestrale, c'est qu'au-delà d'une expression qu'on peut parfois trouver archaïque se développe une pensée totalement révolutionnaire et civilisatrice : aux sentiments instinctifs de la masse en furie qui réclame le prix du sang, notre tradition oppose le calme raisonné, distancié, impartial de la justice avec un objectif civilisateur qui rejaillit sur l'ensemble du peuple et plus tard sur l'ensemble de l'humanité :
(יג) וְכָל הָעָם יִשְׁמְעוּ וְיִרָאוּ וְלֹא יְזִידוּן עוֹד: ס
Deut. 17, 13 : « afin que tous l'apprennent et tremblent, et n'aient plus pareille témérité. »

L'espoir de la Torah est que chaque juif devienne un jour un "tsadik", un Juste, comme disait Manitou : un Juste n'est pas quelqu'un qui rend la justice, mais quelqu'un qui a la capacité de faire juste ce qu'il faut faire.

Chabbat chalom

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