Chers
amis,
Ce
n'est pas un secret, je le dis régulièrement : Ki Tavo est sans doute la
paracha que j'aime le moins dans toute la Torah. Pourquoi? A cause de la fin :
toutes les malédictions que Dieu promet d'envoyer sur le peuple juif s'il ne
respecte pas Ses commandements. Ce texte est volontairement atroce, terrible, et
se veut dissuasif pour que le peuple juif n'abandonne pas l'alliance et les
commandements. Il est aussi malheureusement responsable de conceptions
théologiques problématiques : chez certains juifs, qui vivent l'alliance comme
un engagement dans lequel la rétribution et le châtiment sont immédiats, et
chez certains non-juifs qui dénoncent dans le Dieu de "l'ancien
testament" un Dieu vengeur, violent et impitoyable.
Les
versets sur lesquels je voudrais me pencher aujourd'hui sont tirés du début :
דברים פרק כו
(יז) אֶת יְקֹוָק
הֶאֱמַרְתָּ הַיּוֹם לִהְיוֹת לְךָ לֵאלֹהִים וְלָלֶכֶת בִּדְרָכָיו וְלִשְׁמֹר חֻקָּיו
וּמִצְוֹתָיו וּמִשְׁפָּטָיו וְלִשְׁמֹעַ בְּקֹלוֹ:
(יח) וַיקֹוָק הֶאֱמִירְךָ
הַיּוֹם לִהְיוֹת לוֹ לְעַם סְגֻלָּה כַּאֲשֶׁר דִּבֶּר לָךְ וְלִשְׁמֹר כָּל מִצְוֹתָיו:
"Tu
as glorifié aujourd'hui l'Éternel, en promettant de l'adopter pour ton
Dieu, de marcher dans ses voies, d'observer ses lois, ses préceptes, ses
statuts, et d'écouter sa parole; 18 et l'Éternel t'a glorifié
à son tour en te conviant à être son peuple privilégié, comme il te l'a
annoncé, et à garder tous ses commandements."
La
traduction de ce mot est difficile : il s'agit d'un "Hapax", un mot
qui n'apparaît qu'une seule fois dans tout le Tanakh et dont le sens est
incertain.
Rachi
: "Tu as sélectionné (hèèmarta) […] et il t’a sélectionné
(hèèmirkha) Il n’existe pas d’autre endroit dans le texte où
soient employés ces mots. Il me semble qu’ils comportent une connotation de
« séparation » et de « distinction » : « Je t’ai
séparé des divinités des idolâtres “pour être pour toi comme Eloqim”, et Lui
t’a distingué des peuples du monde “pour être pour Lui un peuple de
prédilection”. » Et je leur ai trouvé un texte pouvant servir de caution
et comportant une connotation de « gloire » : « Se
vanteront (yithamrou) tous les ouvriers d’iniquité »
(Tehilim 94, 4)."
Le
grand penseur du XXème siècle Yeshayahou Leibowitz choisit de traduire ce mot
par "reconnaître"[1].
Leibowitz, j'ai déjà eu l'occasion d'introduire sa pensée, est un penseur très exigeant
et très rationaliste. Dans son œuvre, ses essais sur le judaïsme, se dégage une
conception rationaliste radicale, dans laquelle il insiste sur l'application
des commandements pour eux-mêmes (lichma) et pour ce qu'ils représentent :
l'expression de l'alliance entre Dieu et le peuple juif. Pour lui, respecter
les mitsvot est une question d'engagement, de fidélité, de "tenue devant
Dieu", et il ne faut rien attendre en retour : ni récompense, ni mérite
particulier, ni même satisfaction personnelle. Je pratique les commandements
parce que, comme mes ancêtres, je me suis engagé à les pratiquer.
C'est
donc avec une certaine curiosité que j'ai été chercher son commentaire sur la
paracha Ki Tavo, qui est une paracha typique de la théologie du Deutéronome :
"si vous observez mes commandements, vous aurez toutes ces
bénédictions…" "En revanche, si vous n'observez pas les
commandements, voici les malédictions qui s'abattront sur vous : …" Une
théologie qui va totalement à l'encontre de tous les philosophes rationalistes
comme Leibowitz (grand admirateur de Maïmonide).
Contrairement
à toute attente, il affirme que dans ce texte se trouve "la clé pour
comprendre ce qu'il y a de plus fondamental dans la foi juive, le lien entre
Israël et son Dieu, ou entre le Dieu d'Israël et son peuple.
Puis
il développe sur ces deux versets, qu'il isole habilement de leur contexte, en
se demandant s'ils constituent une réciproque, un parallèle, s'ils ont un rapport de conséquence. Mais il
finit par écrire : "ces deux versets ne sont pas parallèles, ni l'un la
cause de l'autre, ils sont une seule et même chose. Le rapport entre Dieu et
Son peuple ou entre le peuple et son Dieu ne sont pas deux choses complémentaires
mais une seule et même chose. Le fait que le peuple accepte Dieu comme son Dieu
est identique au fait que Dieu choisisse ce peuple. Telle est la signification
profonde de l'élection d'Israël : Dieu a choisit le peuple d'Israël. Comment
cela se manifeste-t-il ? Par le fait que le peuple d'Israël ait choisi Dieu
comme son Dieu."
Voici
un des traits du génie des commentateurs de la Torah. Même lorsqu'ils se
trouvent devant un des textes les plus gênants et difficiles au plan
théologique, ils arrivent à trouver le moyen de tirer le texte, ou une partie
du texte, et à lui faire dire ce qu'ils aimeraient lui entendre dire. La vérité
est que ce texte de Ki Tavo est extrêmement dérangeant : par son rapport direct
entre pratique et bénédiction, non pratique et malédiction, comme un lien de
conséquence entre action et rémunération, cette conception est non seulement
fausse, elle est dangereuse : comment interpréter le problème du juste soufrant
et du méchant qui prospère, si ce n'est en culpabilisant l'un et en
déresponsabilisant l'autre? Comment comprendre et enseigner la suite de ces
deux versets :
דברים פרק כו
(יט) וּלְתִתְּךָ
עֶלְיוֹן עַל כָּל הַגּוֹיִם אֲשֶׁר עָשָׂה לִתְהִלָּה וּלְשֵׁם וּלְתִפְאָרֶת וְלִהְיֹתְךָ
עַם קָדֹשׁ לַיקֹוָק אֱלֹהֶיךָ כַּאֲשֶׁר דִּבֵּר: ס
"Afin
de te rendre supérieur à tous les autres peuples…"?
Est-ce
que l'élection implique que le peuple "élu" soit supérieur aux
autres? Non, répond Leibowitz : "la signification profonde du concept de
l'élection n'est pas une gratification qu'il nous a offerte (il ose s'élever
contre le texte de la Torah!), mais la mission la plus grande et la plus
difficile qui nous a été imposée, à savoir Le reconnaître comme notre
Dieu."
En
cela, il ne fait que continuer une théologie déjà initiée avant lui, qui est
d'origine rabbinique même si elle s'inspire de nombreux textes bibliques :
l'élection d'Israël n'octroie pas aux juifs de droits supérieurs, mais une responsabilité
pesante, parfois écrasante : porter le témoignage de la révélation du Mont
Sinaï.
Je
conçois que cette conception peut-être déstabilisante voire décevante pour les
tenants d'une théologie naïve qui aimeraient que chacune de leurs actions soient
récompensées, que ce soit de leur vivant ou après la mort, telle que le texte
biblique le décrit. Cette vision est tellement rassurante! A l'approche des
jours de jugements, Roch Hachana et Yom Kippour, jours d'introspection, il peut
être bon de se dire que ce qu'on a fait va servir à quelque chose, que grâce à
notre mérite Dieu nous inscrira dans le livre de la vie, protègera nos enfants,
nous apportera cette année richesse et bonheur etc. mais cette conception naïve
que certains d'entre nous regrettent peut-être doit céder la place à ce que le
philosophe Lévinas appelle "une religion d'adultes" : une religion
d'hommes et de femmes responsables, qui s'engagent à porter le témoignage sans
rien attendre en retour.
Chabbat
chalom
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