La paracha Tazria intéresse particulièrement les médecins,
principalement ceux de deux spécialités : les gynécologues obstétriciens
pour le début, et les dermatologues pour la suite et la fin.
« Icha ki tazria veyalda » une femme qui tombe
enceinte (littéralement « fécondée » ou « ensemencée », on
sait à quel point l’hébreu biblique est une langue qui peut être crue…) et qui
accouche, devra attendre pendant une période d’impureté liée aux écoulements
sanguins. La période est plus ou moins longue suivant qu’elle donne naissance à
un garçon ou à une fille, ensuite elle devra apporter un sacrifice au Temple,
sacrifice d’un type particulier puisqu’il s’agit d’un « hattat »,
celui qu’on offre après avoir commis une faute. (On se pose la question :
quelle faute a-t-elle commise, en quoi est-ce une faute de donner la vie… et
évidemment comme à chaque fois on apporte différentes réponses).
Ensuite, sans transition on aborde le sujet de cette bizarre
maladie de peau que la Torah nomme « tsaraat » et que nos traductions
rendent improprement par le mot « lèpre ». On lit une longue
description des symptômes et des mesures d’éloignement, de mise en quarantaine
pour éviter la contagion. Ce manuel, mini-traité de médecine infectieuse, n’est
pas à destination des médecins parmi la population (et il doit y en avoir, car
il y en a toujours eu), mais à destination des prêtres. On a beaucoup écrit
là-dessus, et généralement on en tire une preuve que la tsaraat n’est pas une
maladie commune, mais n’est que la transcription dans le corps d’une
dégénérescence spirituelle et d’une faute morale : la médisance et la
calomnie.
Cette exégèse rabbinique rapproche un symptôme et une faute
pour y tracer un lien de cause à conséquence, et ouvre par-là de nombreuses
pistes de réflexions, bonnes et mauvaises. Bonnes, pour tout ce qui est de
l’interprétation textuelle. Mauvaises, pour tout ce qui est de l’interprétation
du réel. Les allusions affreuses sur la culpabilité des gens qui souffrent de
maladie trouvent leur racine dans les textes bibliques, celui-là et beaucoup
d’autres.
Mais sans rentrer dans ce débat je voudrais simplement
savourer l’analogie des deux cas : comme une maladie de peau contagieuse
qui se transmet par contact, la maladie de la bouche, celle qu’on fait avec la
langue et les lèvres, se transmet aussi par contact. De la même façon que
l’épiderme est démuni de protection puisque c’est la partie externe du corps,
les oreilles ne sont pas protégées d’entendre des récits qui ne devraient pas
pénétrer le cerveau. De même que la tsaraat se propage sur la peau en
provoquant des démangeaisons qui handicapent le quotidien et laissent pas
tranquilles, la médisance, infecte au moins trois personnes : celui qui
prononce les mots, celui qui les entend et celui qui en est victime, et à qui
une réputation « colle à la peau ».
Un des aspects qui m’intéressent dans cette paracha, avec sa
longue description technique des choses qui rendent impures et d’autres qui
rendent pures, c’est un détail qui ne paraît pas dans le texte, en tout cas pas
dans celui-là, et qui est néanmoins tellement évident que si on n’y prêtait pas
attention on jurerait l’avoir lu. Que ce soit après une naissance ou lorsque la
maladie de peau est circonscrite et n’est plus contagieuse, tous les sacrifices
et les rituels n’y feront rien s’y la personne ne va pas s’immerger dans une
source d’eau vive. Il s’agit de la purification par l’eau, rite que nous
appelons communément « mikvé ».
Pour nous, le mikvé est une espèce de grande baignoire (ou
de petite piscine), réservé à l’usage féminin, ou pour les conversions.
Pour eux, il s’agissait de se tremper entièrement dans de
l’eau, la plus pure possible, pour d’abord se laver, et ensuite avoir le
sentiment d’y laisser toutes ses impuretés, comme un rituel de renaissance au
milieu de la nature.
Pour nous, qui vivons dans un monde de l’hygiène, le mikvé
n’a qu’une fonction spirituelle. Pour eux, il en a deux : propreté et
spiritualité. Comme si, en touchant toute la surface de la peau, l’eau prenait
et emportait avec elle la saleté physique et mentale.
Il faut préciser que, pour être cachère, l’immersion doit
être totale (la totalité du corps, y compris la tête et les cheveux) et sans
aucun élément qui fasse écran avec l’eau (Hatsitsa). L’eau donc, englobe la
totalité du corps.
Théoriquement, on ne doit pas dire de bénédiction quand on
est nu. Or, il faut dire une bénédiction avant de s’immerger dans le mikvé. On
doit donc attendre d’être recouvert par l’eau jusqu’au cou avant de la
prononcer. L’eau est considérée comme un vêtement.
Cette eau évoque inévitablement celle du liquide amniotique.
Ainsi, chaque fois que l’on s’immerge dans de l’eau, dans une position fœtale,
quelque chose de la naissance se rejoue, comme si cela permettait de remettre
les compteurs à zéro en se retrouvant aussi propre et pur, innocent
qu’un nouveau-né.
Cette eau représente aussi la nature, puisqu’elle doit être
non-puisée : une source naturelle, qui jaillit de la terre ou un bassin
qui recueille de l’eau de pluie, ou encore une piscine naturelle traversée par
un cours d’eau.
Vu comme cela, le symbole renvoie au récit de la création,
dans lequel les eaux prennent une place prépondérante, et même antérieure à la
terre.
Je cite un texte de Rivon, qu’on distribue aux personnes qui
se rendent à la conversion : « Symboliquement, le fait de
s’immerger dans un bassin qui comporte un certain volume d’eau naturelle a pour
but de renouer avec le temps des origines, celui de la création du monde. Le
verset dit que « l’esprit de Dieu planait au-dessus de la surface des eaux. »
C’est donc à partir d’un plan aquatique indifférencié que le monde a petit à
petit pris la forme voulue selon le plan de Dieu. Et par suite, le récit de la
Genèse rapporte que Dieu fit ruisseler les eaux pures dans le jardin d’Eden… Se
plonger dans un Mikvé revient en somme à renouer avec cet état premier, revenir
à la matrice de tous les possibles, à une sorte d’état virginal ou fœtal. »
Un peu plus loin il ajoute : « Sous l’eau, la
respiration s’interrompt quelques instants. Comme si nous rendions notre
souffle à Dieu avant de renaître à la vie. » => comme s’il y avait
cette dimension de mort symbolique, dans cet état d’immersion dans un lieu où
la survie humaine n’est pas possible, afin de mieux revivre, « ressusciter »
en se relevant.
On peut s’interroger, d’un questionnement anthropologique,
s’il y a d’autres cultures dans lesquelles il existe une purification par
l’eau. Il n’est pas nécessaire d’aller bien loin pour savoir qu’on purifie
essentiellement par le feu, objets et corps, et peu importe si l’être perd la
vie, si cela lui permet de racheter ses fautes et d’acquérir le droit à la vie
éternelle. On purifie aussi par le sang, la paracha en donne un aperçu. Que ce
soit le sang des sacrifices d’animaux qui est versé, ou le sang d’humains qui
ont commis des fautes telles qu’ils mettent en danger la cohésion sociale et
qu’ils doivent être éliminés.
Je n’ai pas en tête d’autre culture qui pratique la
purification/régénération par l’eau. Les exemples qui me viennent à l’esprit
sont directement issus du judaïsme : le personnage qui apparait dans les
Evangiles qui le nomment Jean est surnommé « le Baptiste », parce
qu’en grec le mot « baptême » signifie tout simplement… plonger,
immerger. L’interprétation exacte de son geste n’est pas très claire :
pour certains il purifiait les âmes, pour d’autres les corps de ceux qui
s’étaient repentis… en tout cas son influence s’est faite ressentir dans toute
l’histoire du christianisme puisque « baptême » est aujourd’hui
synonyme de « conversion ».
Le parallèle est intéressant en lui-même : dans le
christianisme, c’est l’enfant qu’on immerge à la naissance, pas la mère.
L’immersion sert à changer de statut : l’enfant devient chrétien.
Aujourd’hui symbolique, cette immersion était auparavant totale et entière.
Dans la Torah, et dans le judaïsme encore à l’heure
actuelle, c’est la femme qui doit se purifier, retrouver un état antérieur,
quitter un instant son statut de mère de façon pratique (puisque quand elle
s’immerge, c’est quelqu’un d’autre qui doit tenir et surveiller l’enfant), et
de façon symbolique : en remettant son corps à la nature, dans la nature,
elle redevient sujet et non plus esclave des désirs et des soins de son enfant.
Elle redevient femme avant d’être mère, puisque non seulement elle se rend
permise à son mari, mais elle l’oblige à reprendre les relations
intimes.
Je terminerai par deux choses :
- Les rites anciens ne sont pas forcément absurdes et barbares. En les lisant bien, en les traduisant et les actualisant dans nos concepts et catégories d’aujourd’hui, ils peuvent être plus que beaux et profonds : utiles. Mais ils ne le seront que si on accepte de les pratiquer, autrement dit si on s’engage.
- Le mot "symbolique" est ici fondamental. Je suis frappé quand parfois on emploie ce mot pour justifier une pratique désinvolte, imprécise et bâclée. Je n’arrête pas de dire que c’est justement parce que c’est symbolique que les choses doivent être faites dans les règles, le plus scrupuleusement possible. Il en va ainsi du mikvé, pour lequel très souvent on entend une analyse à l’emporte-pièce : « c’était avant, quand ils n’avaient pas de baignoires ni de douches dans les maisons, maintenant que nous avons des salles de bains, tout cela n’est plus de notre temps ». Il faut voir ces fouilles archéologiques dans les pays où les juifs pratiquaient en cachette, où les femmes se rendaient aux bains publics avec toutes les autres pour donner le change et faire bonne impression, pendant que leurs maris creusaient en cachette des mikvé ingénieux dans les sous-sols de la maison…
Aujourd’hui le dilemme se joue entre deux visions de la loi
juive : si le mikvé n’est que symbolique, alors on peut le construire
comme n’importe quelle grosse piscine, en se passant des critères talmudiques,
hérités d’une époque sans eau pure, filtrée.
En revanche si le mikvé est autrement symbolique, au point
de faire le trait d’union entre notre époque et un temps révolu, entre notre
espace urbain et la nature de la création, alors il doit être fait dans le
respect de toutes les halakhot, les règles issues d’un temps ancien, où les
hommes et les femmes n’étaient pas si différents de nous.
Chabbat chalom
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