Chers
amis,
Dans
la paracha Chemini, après la description des travaux artisanaux qu’il a fallu
pour construire le « michkan », le sanctuaire du désert, nous
arrivons à son inauguration.
Un
moment particulièrement solennel et joyeux. Un moment où tout devrait aller
bien. Et c’est à ce moment-là qu’eut lieu une catastrophe : la mort des
deux fils d’Aaron, Nadav et Avihou.
Comme
elles ne sont pas claires dans le texte, on tente de trouver des justifications
à cette mort surprenante : (Selon une règle d’exégèse talmudique, le simple
fait qu’il y ait plusieurs explications prouve qu’aucune d’entre elles, prise
séparément, n’est satisfaisante).
- Ils ont apporté une offrande non réclamée (un feu étranger)
- Ils étaient ivres
- Il fallait que quelqu’un meure lors de l’inauguration du Tabernacle, ce devait être Moché et Aaron mais Nadav et Avihou étaient plus grands qu’eux. Une hypothèse particulièrement problématique et dérangeante : « sacrifice humain ?! ».
Mais
l’essentiel, la leçon principale est celle-ci : tant la littérature
biblique que rabbinique se méfie du libre-cours donné aux sentiments, et prône
la retenue, le contrôle, la maîtrise de soi.
Comme
si la joie devait être rapprochée de la douleur. Ou la douleur contenue,
atténuée par la joie (suivant de quel côté on voit les choses). C’est ce qui
devait se passer lors de l’inauguration du sanctuaire.
Je
viens de le dire, certains commentaires pointent le fait que le commandement de
ne pas se présenter au temple après avoir bu du vin suive directement l’épisode
pour y voir une allusion : ils sont morts parce qu’ils étaient ivres.
Notez
bien : pas parce qu’ils avaient bu du vin ou un autre alcool, mais parce
qu’ils étaient ivres.
J’ai
déjà eu l’occasion de le dire, ce qui fascine la pensée juive et qui s’exprime
dans la Bible comme dans le Talmud, c’est la question des limites. Les limites
de l’espace (on en a ici un très bon exemple avec la réflexion autour de
l’architecture du sanctuaire), du temps (quand se termine le jour et commence
la nuit, quand commence et se termine chabbat etc.) Ici, la question se pose au
travers du rapport au sacré, dans l’enceinte du sanctuaire, face à la présence
divine.
Mais
elle se pose aussi quasiment à chacun des actes de la vie les plus anodins.
Notamment environ trois fois par jour, à chacun des repas. Et ce n’est
peut-être pas un hasard si la suite de la paracha évoque la nourriture, au
travers de la cacherout.
Le
rapport à la boisson, à cette drogue ancienne qu’on appelle l’alcool est aussi
l’occasion de s’interroger, de « tester ses limites ».
Bien
que le texte de la paracha évoque deux types de boissons (יין ושכר),
c’est bien le vin qui est la boisson la plus courante dans l’Israël ancien,
pour des raisons d’agriculture et de géographie, mais je ne peux pas rentrer
dans les détails.
Contrairement à la culture française, le vin dans les
sources juives classiques n’est pas à proprement parler l’occasion d’exprimer
un art. Il y a du bon vin, et du moins bon. La fascination qu’il exerce n’est
pas due à son goût, mais à ses propriétés, et notamment sa capacité à changer
l’humeur d’une personne, à modifier sa personnalité au point de lui faire
oublier qui elle est, ce qu’elle doit faire et ce qu’elle fait et, à un certain
point, à provoquer l’addiction.
Ce qui est paradoxal avec le vin, c’est qu’il est
nécessaire. Car une petite quantité suffit à faire tourner la tête, et parfois,
on a bien besoin que la tête tourne. Il participe de la coupure avec la
monotonie : chabbat s’ouvre et se ferme autour de deux cérémonies liées au
vin, le kiddouch et la havdala. Deux moments, deux coupures. Pour la première,
il faut quitter le monde des soucis, des angoisses du quotidien pour rentre
dans un temps spirituel dans lequel les soucis n’auront pas prise. Il faut
aussi tenter, le mieux possible, de se réjouir et d’avoir le cœur léger, même
quand le contexte ne s’y prête pas. Pour la seconde, il faut se donner du
courage avant de commencer une nouvelle semaine. Comme si l’alcool aidait à surmonter,
à prendre les choses avec un peu de distance, de recul.
Le vin est nécessaire donc, et c’est même une obligation
religieuse à l’occasion de certaines fêtes : on pourrait citer Pourim qui
vient de passer, avec quelques précautions (on a l’habitude de citer à tort et
à travers l’enseignement talmudique suivant lequel « il faut boire à
Pourim jusqu’à ce qu’on ne puisse plus distinguer « bénis soit
Mordekhai » et « maudit soit Haman » », ce qui tend à dire
qu’à Pourim on autorise l’excès de vin et l’ivresse. A ce sujet je pourrais
renvoyer à un article du rabbin/professeur David Golinkin, qui explique que cet
enseignement est douteux puisqu’il provient d’un sage qui s’appelait Rava, qui
en plus de son sacerdoce exerçait le métier de… négociant en vin. De plus, il
semble qu’il était particulièrement porté sur la boisson. En tous les cas, à
Pourim il est de bon ton de boire un coup, mais on n’est pas tenu de s’enivrer).
Mais je pense surtout à Pessah, avec ses 4 coupes de vin
obligatoires. Deux avant le repas, et deux après. Je sais que nous ne sommes
pas tous égaux devant l’alcool, mais le but est clair : tenter de parvenir
à un état de joie mesurée et contrôlée. Une façon de symboliser cette
libération nouvelle, qui rend ivre… de joie mais aussi d’inquiétude.
Néanmoins, le rapport des sages du Talmud à l’ivresse est
particulièrement négatif, nous aurons l’occasion de le voir demain lors de
l’étude de l’après-midi.
Citons quelques exemples : « L’ivresse entraine
des relations sexuelles interdites » (Ketoubot) ou « rien ne cause autant
de lamentation que l’excès de vin » (Sanhedrin).
Ils citent également des occurrences bibliques dans
lesquelles des personnages s’enivrent et le regrettent amèrement : Noé
évidemment, mais aussi Lot (l’expression israélienne « ivre comme
Lot »). Les deux ont échappé à un grand danger, et ont été les témoins
d’une catastrophe. Les deux souffrent d’une grande solitude, et comblent leur angoisse
intérieure avec du vin. Si le vin, dans son usage rituel, permet de marquer des
limites dans le temps (on l’a vu avec chabbat), il permet aussi à ces
personnages de se confronter avec les limites d’un monde à l’autre, celui qui
vient d’être définitivement détruit, et celui qui doit renaître…
Ils cherchent à s’enivrer, car ce qu’ils viennent de
vivre est trop dur. Ils cherchent à oublier. Le lendemain, ils n’ont rien
oublié de leurs malheurs, mais ce sont de nouveaux malheurs qui leur sont
arrivés pendant leur ivresse dont ils ne se souviennent plus.
On pourrait évoquer aussi le roi Assuérus de la Méguilah,
ou le grand échanson de Pharaon dans l’histoire de Joseph, tout cela pour
dire une chose : dans la Torah et la tradition juive l’ivresse est condamnée
car elle entraine l’irresponsabilité des actes et une chose qu’on redoute
par-dessus tout : l’oubli.
Un peu de vin, c’est de la joie et une ivresse positive.
Trop de vin, c’est l’oubli.
C’est tout le paradoxe car pour qu’une transmission
puisse se faire, il ne faut surtout pas oublier. En revanche elle doit se faire
dans la joie et la bonne humeur (un des sages du Talmud commençait toujours ses
interventions par une bonne blague, pour détendre l’atmosphère, et pour que les
élèves soient dans une posture favorables à l’écoute et à l’attention).
Il faut donc un peu de vin, mais pas trop. Suffisamment
pour être joyeux, mais pas assez pour tout oublier. La recherche de la bonne
mesure. L’éloignement de l’excès.
Quelle
qu’en soit la raison, l’émotion incontrôlable, la perte de contact avec la
réalité est vue négativement.
Pour
en revenir à l’histoire de la paracha, personne ne peut dire si l’ivresse
ressentie par Nadav et Avihou, les deux prêtres « sacrifiés », avait
comme origine le vin, ou une autre substance, ou tout simplement une ferveur
religieuse incontrôlable. Car ce qui leur est reproché, ce n’est pas d’avoir bu
du vin, mais d’avoir été ivres.
Aujourd’hui
je suis tombé sur un enseignement du « Natsiv » de Volozin, Rabbi
Naftali Zvi Yehouda Berlin, un des plus grands sages du XX° siècle :
« leur faute provenait de leur enthousiasme religieux trop
important ».
Cet
enseignement fait, je crois écho à un enseignement talmudique qui compare la
Torah à un « סם חיים/סם מוות »
un élixir de vie ou un poison mortel. Je suis fasciné par cette force
prophétique de la part de sages anciens, capable de suffisamment de recul pour
avertir leur public que la religion est un outil, un instrument qui doit être
manipulé avec précaution. Comme le vin. Bien utilisée, elle peut aider chacun à
s’élever et à surmonter différents obstacles de la vie. Mal utilisée, ou avec
excès, elle risque d’être mortelle pour ceux qui la consomment comme pour leur
entourage.
Chabbat chalom
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