Le mot Vayera, qui est le premier de la paracha de
cette semaine, signifie « Il s’est fait voir », « Il est
apparu ». Il est question de Dieu évidemment, qui apparaît à Avraham, dans
un endroit appelé Eloné Mamré, alors qu’il était assis à l’entrée de sa tente,
pendant la chaleur de la journée. Jusqu’à présent, Dieu lui avait parlé (verbe Vayomer),
mais ne lui était pas apparu sous forme de vision.
Contrairement à mon habitude, je vais vous résumer le début
de la paracha : Pendant l’apparition, la conversation s’interrompt, car
Avraham a quelque chose d’autre à faire, de plus important que de parler avec
Dieu. Il doit accueillir de mystérieux visiteurs, les supplier d’entrer dans sa
tente pour se reposer de la route, se laver et manger un morceau. Une double
conversation s’installe, Avraham parle en parallèle avec ses invités et avec
Dieu, jusqu’à ce que le double dialogue se fonde en un seul.
Ce que je viens de vous raconter, c’est la version
officielle. La version juive, rabbinique, commentée et élaborée par des siècles
de lectures attentives dérangées et troublées par ce texte difficile et
surprenant.
Car le texte lu avec des yeux objectifs et rigoureux ne dit
pas cela. Il livre une toute autre version : Dieu apparait à Avraham sous
la forme d’une vision sensible et concrète, qui consiste en trois personnages
s’avançant vers lui, parmi lesquels il en reconnait un au premier coup d’œil.
Il s’adresse à lui en l’appelant « Adonaï », et le supplie de ne pas
passer sans entrer chez lui. « Adonaï » lui fait alors l’annonce de
la naissance d’Itzhak, et juste avant de partir ce même « Adonaï » a
un cas de conscience, sous forme de long monologue intérieur (un soliloque) :
וַיהוָה, אָמָר: הַמְכַסֶּה אֲנִי
מֵאַבְרָהָם, אֲשֶׁר אֲנִי עֹשֶׂה.
"Tairai-je à Abraham ce que je veux faire?"
Et Il lui annonce la destruction prochaine de Sodome et
Gomorrhe, alors que les deux « compagnons » sont déjà partis pour
accomplir cette mission.
Je répète, pour bien me faire comprendre : les juifs
–pas seulement les rabbins- n’arrivent pas à lire ce texte objectivement. Pour
deux raisons :
- L’idée que Dieu apparaît sous une forme quelconque, et de surcroît anthropomorphique est insupportable au monothéisme absolu et total que nous avons plus ou moins intégré, qui est le résultat d’un développement philosophique et théologique postérieur à l’écriture de certains textes de la Torah, dont celui-ci. Autrement dit, le Dieu de l’Exode, désincarné, total, absolu, invisible de l’homme et embrassant toute l’existence, a d’abord été le Dieu de la Genèse, capable d’apparaître physiquement et d’évoluer dans la création (Adam et Eve entendent Dieu marcher dans le jardin).
- Par réaction à une influence extérieure, par antichristianisme nous ne tolérons pas l’idée que Dieu puisse s’incarner en un homme (que le verbe puisse se faire chair, pour utiliser leur vocabulaire), qui plus est trois hommes (ressemblance avec la trinité).
Il est donc vital de comprendre le texte autrement, de
l’interpréter sans le censurer, de le cachériser en affirmant que la
seule lecture possible est une autre lecture. J’insiste là-dessus car même en
ne connaissant pas les midrachim, on lit souvent avec ses propres présupposés,
ses idées préconçues, et on n’imagine pas que le texte dise vraiment ce que nos
yeux lisent. Il y a donc un processus très intéressant d’interprétation
parallèle à la lecture, qui nous fait comprendre ce que le texte ne dit pas
mais qu’il devrait dire suivant ce que nous croyons en savoir. Et évidemment ce
qui est vrai des textes est aussi vrai d’autre chose, comme les conversations
ou les autres relations humaines.
Nous avons donc un texte, je ne dirai pas païen mais du moins
très anthropomorphique, et il faut se poser la question de sa place dans la
Torah, dans la liturgie hebdomadaire, et dans le judaïsme.
On peut y voir un exemple de la proximité que les
patriarches, dans des temps reculés, mythiques voire mythologiques,
entretenaient avec le divin. En ces temps-là, que certains décrivent avec envie
et nostalgie, Dieu était infiniment plus proche des hommes. Il ne se voilait
pas, ne s’emmurait pas dans des longs silences de plusieurs siècles, ne
refusait pas d’intervenir lorsque quelque chose n’allait pas dans Sa création.
Il rendait la justice et l’exécutait lui-même, pour le déluge, Babel ou Sodome
et Gomorrhe. Sa présence était active et Sa perception courante.
Ce qui est fascinant dans la Torah, c’est que Dieu réalise
en même temps que le lecteur que Sa présence ne rend pas les gens meilleurs, ni
plus croyants ou confiants dans Sa parole, Ses commandements ou Sa justice.
La proximité de Dieu ne rend pas fidèle à Sa parole
(j’emploie le terme fidèle qui est une des traductions possibles du mot hébreu Emouna,
la foi). Au contraire, en incarnant une sévérité qui ne laisse pas de place à
l’expression des errements et des libertés humaines qui sont nécessaires pour
le développement, Sa présence étouffe, inhibe, et appelle la transgression et
la révolte.
Dans la Genèse, Dieu réalise peu à peu qu’en étant trop
présent il empêche l’homme de s’exprimer, de se chercher, de s’affirmer, de
grandir. Il agit comme un parent étouffant, qui par envie de bien faire empêche
ses enfants de se tromper, de regretter ses erreurs et de les réparer.
On est en droit, et c’est tout-à-fait compréhensible et
légitime, de regretter amèrement cette époque. L’intervention physique et
concrète du Dieu du déluge, de la tour de Babel ou de Sodome et Gomorrhe, aurait
été… appréciée, souhaitée, nécessaire à d’autres moments de l’histoire, où les
hommes sont à nouveau devenus fous.
Mais en relisant encore une fois, on réalise que le
personnage d’Avraham se distingue singulièrement des autres hommes de son
époque. Là où tous ne voient que quelques voyageurs, des passants sans visage,
sans intérêt, lui voit, reconnait Dieu dans la fragilité et la précarité
de ces inconscients qui marchent dans le désert le jour en pleine chaleur. Plus
que cela : il va à Sa rencontre, et Le fait entrer chez lui.
Il s’agit d’un acte conscient, fort et signifiant : « ne
sois pas avec moi comme tu es avec les autres, distant et sévère, commandeur et
vengeur. A moi, ne me dis pas ce que je ne dois pas faire, je le sais déjà.
Dis-moi ce que je dois faire. Donne-moi, un but, une direction, un sens. Au
lieu de rapports verticaux, je Te propose des rapports horizontaux. Je T’invite
chez moi, dans ma vie, dans mon intimité. Je Te ferai entrer dans ma vie, au
centre, et Tu agiras avec moi, par moi, nous marcherons ensemble ».
Un aphorisme du Talmud dit :
תלמוד בבלי מסכת ברכות
דף לג עמוד ב
ואמר רבי חנינא: הכל בידי שמים
- חוץ מיראת שמים, שנאמר +דברים י'+: ועתה ישראל מה ה' אלהיך שואל מעמך כי אם
ליראה.
« Tout
est entre les mains du ciel sauf la crainte du ciel » autrement
dit on peut être témoin de manifestations prodigieuses, de miracles, et
continuer à ne pas être « croyant », c’est-à-dire ne pas voir autre
chose dans ce qui nous entoure que la manifestation de hasards ou de phénomènes
expliqués ou explicables.
Ou à l’inverse on peut
choisir, par un développement personnel conscient, réfléchi et défini, de
laisser de la place pour une interprétation des événements individuels ou
collectifs, dans le but de les organiser autour d’un sens. J’emploie le mot sens
comme synonyme de direction et non comme synonyme de signification.
Certains événements ou actes vont dans le bon sens, d’autres dans le mauvais.
Il arrive que le croyant soit témoin des bienfaits de la création ou de la
folie des hommes, à laquelle Dieu ne réagit ni ne répond.
Lévinas dit dans un texte
sur Dieu après Auschwitz, de façon un peu brutale, que ceux qui ne croient plus
en Dieu après la Shoah n’y croyaient pas vraiment avant. Une façon de dire que
le Dieu de la Genèse, qui vient sévir lorsque la situation est devenue
insupportable, ce Dieu est acceptable pour les enfants entre 3 et 5 ans, mais
qu’après il faut évoluer vers ce qu’il appelle une religion d’adultes, ou ce
que Manitou appelait une religion d’homme debout : un comportement dans
lequel l’homme ou la femme fait entrer consciemment dans sa vie quotidienne
cette sensibilité à l’interprétation des actes et des événements comme faisant
partie de l’accomplissement d’une Histoire.
Encore cette semaine,
lors d’un cours, quelqu’un me demandait : « comment la génération qui
a pu voir le miracle de la mer rouge qui s’ouvre en deux, peut tomber trois
mois plus tard dans la faute du veau d’or ? » en y réfléchissant, la
réponse m’est venue un peu tard, une réponse de rabbin, sous la forme d’une
autre question : « comment les générations qui n’ont vu aucun miracle
ont pu Lui être fidèle même jusqu’au bûcher ? ».
Le Talmud dit : אין סומכין על הנס. On ne fonde pas de théologie sur des
miracles. Une apparition divine donne la foi pendant un temps limité, une heure
ou deux, quelques jours ou un peu plus. Un acte concret, réfléchi et mûri
intellectuellement, une acceptation du défi que constitue l’alliance d’Avraham
est beaucoup plus solide et pérenne, même s’il doit être constamment renouvelé.
Pour finir, et pour en
revenir au texte, on peut passer des heures à tenter de comprendre comment Dieu
a pu apparaître à Avraham sous cette forme et pas sous une autre. J’admets
volontiers que la question peut avoir un certain intérêt. Mais je préfère de
loin m’intéresser à autre chose. Car si vraiment la Torah est un texte
fondateur, du monothéisme en général et du judaïsme en particulier, je dirais
que cela résulte moins de l’apparition de Dieu à un homme, que de l’accueil
qu’un homme a su faire à Dieu.
Chabbat chalom
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