La semaine qui s’achève fut riche en événements, pour le
peuple juif en général et pour notre communauté en particulier.
Je ne peux pas faire l’impasse sur un événement qui nous
touche tous directement ou indirectement : lundi dernier décédait un des
plus grands juristes juifs de notre époque, l’ancien grand rabbin séfarade
d’Israël Ovadia Yossef.
N’étant pas connecté cette semaine je n’ai pas bien suivi
les réactions à son décès, j’imagine que vous avez suivi cela avec intérêt, si
ce n’est pour l’homme, au moins pour le phénomène populaire autour de sa
personne.
La dernière chose que je voudrais est que vous considériez
cet événement comme touchant uniquement le public orthodoxe et ne nous
concernant pas. Car l’action du rabbin Ovadia Yossef ne se résume pas à son
engagement politique ou à ses déclarations dans les médias, toutes deux
catastrophiques. Il est aussi le rédacteur d’une œuvre monumentale, une somme
de questions/réponses écrites avec une érudition spectaculaire, et qui s’est
imposée autant dans le monde séfarade que dans le monde ashkénaze.
Mais s’il n’y a avait eu que cela, Ovadia Yossef n’aurait
été qu’un grand sage parmi les autres. Comme la quasi-totalité de ceux qui
l’ont précédé dans le « panthéon » des maîtres du peuple juif, sa
célébrité n’est pas due qu’à son génie ni à sa force de travail. Elle est due
aussi et surtout à son esprit subversif et révolutionnaire. Je sais que c’est
difficile à réaliser de notre point de vue, car il nous semble représenter ce
que l’orthodoxie a de plus conventionnelle, rigide et immuable.
Et pourtant le jeune Ovadia Yossef s’est fait connaître dès
l’âge de 17 ans comme un contestataire et un réformateur : sans rentrer
dans des détails techniques, disons que la loi juive, la Halakha, s’enrichit à
chaque génération de décisions et décisionnaires qui la font s’adapter, mais
aussi pencher d’un côté ou d’un autre vers plus de rigidité ou plus de
souplesse.
Ceux qui ont suivi les cours de judaïsme au commencement ou
qui ont étudié dans les encyclopédies savent qu’un des plus grands codes de
Halakha se nomme le Choulhan Aroukh et qu’il date du XVIème siècle, rédigé par
un séfarade (Rabbi Yossef Karo) et un ashkénaze (Rabbi Moché Isserless). Ce que
peu de gens savent, c’est que très rapidement ce texte est apparu à certains
comme trop « léger » et légaliste, puisque basé uniquement sur le
Talmud et les juristes postérieurs. (Vous allez me dire sur quoi
d’autre ?) Eh bien certains pensaient qu’il fallait incorporer dans la loi
quotidienne des enseignements de la Kabbale et de la mystique, ce qui en soi
n’est pas interdit ni illégitime, le problème venant lorsqu’un enseignement en
contredit un autre. Faut-il s’appuyer sur la tradition légaliste, ou sur
l’enseignement ésotérique ? La majorité des sages séfarades postérieurs au
Choulhan Aroukh et qui précédèrent Ovadia Yossef ont choisi de pencher vers la
mystique. Très tôt et très jeune, il a su exprimer son désaccord.
Pourquoi ? Premièrement pour des raisons internes à la
Halakha, deuxièmement et c’est ce qui m’intéresse, parce qu’il considérait
qu’au XXème siècle le monde juif était face à des bouleversements qui
nécessitaient une adaptation de la halakha, qui puisse s’adresser à l’ensemble
du monde juif pratiquant et surtout aux séfarades dont le mode de vie était
regardé avec condescendance et ignorance par l’élite ashkénaze. Il choisit donc
ni plus ni moins que de s’opposer à tous les sages qui le précèdent, de refuser
l’influence de la mystique dans la Halakha, non pas en tant que telle mais
parce qu’elle tend à diviser plus qu’à rassembler. Or le monde dit
« séfarade » est éclaté et n’a aucune unité. Il ambitionne de le
rassembler, et choisit de le faire autour de l’œuvre la plus ancienne qui peut
servir de dénominateur commun : le Choulhan Aroukh.
J’espère que vous m’avez suivi, et que ce n’est pas trop
technique. Là où je veux en venir, c’est qu’au début de sa carrière il s’est
mis à dos toute sa « famille ». Les sages de son milieu étaient
furieux : « comment oses-tu t’opposer au Ben Ich Haï !? »
(Rabbi Yossef Haïm de Bagdad, 19° siècle). Qui es-tu pour le faire ? Où
va-t-on si n’importe qui commence à réformer la Halakha ?
Néanmoins il a tenu bon, je ne peux pas vous raconter sa vie
en détail ni comment il s’est débrouillé pour conquérir le grand-rabbinat
d’Israël, poste depuis lequel il a pu imposer ses idées.
Contrairement à une certaine hagiographie officielle, qui
veut que les plus grands sages soient des prodiges protégés et encouragés dès
leur plus jeune âge, les biographies honnêtes et rigoureuses insistent sur sa
solitude et son isolement des débuts. Solitude et isolement qui sont le propre
de tous les grands esprits, les prophètes, les visionnaires, les génies.
Nous en avons un exemple dans la paracha de cette semaine,
Lekh Lekha, puisque le héros en est le personnage d’Avraham, rêveur solitaire,
détenteur d’une vérité intransigeante et qui est prêt à payer le prix fort, à
se mettre en danger pour ne pas transiger avec cette vérité.
Avraham se nomme lui-même ‘Ivri. Peut-être parce que
son ancêtre s’appelait ‘Ever, peut-être parce qu’il venait d’ailleurs,
de l’autre rive puisque en hébreu le verbe 'Avar signifie passer. Les
interprétations les plus communes insistent sur le fait qu’Avraham faisait
passer, était un passeur, pour toutes les âmes qu’il réussissait à convaincre
d’abandonner l’idolâtrie et de reconnaitre le monothéisme.
Je préfère une autre interprétation du terme ‘Avar :
« ‘avéra » est un péché, une faute, une transgression. Avraham
le transgresseur. Transgresseur de quoi ? De toutes les certitudes qui le
précèdent et au milieu desquelles il est né et a grandi. Ce qui est particulier
avec Avraham, en tout cas au départ, c’est qu’il sait ce qu’il ne veut pas,
mais pas encore ce vers quoi il marche. Lekh Lekha. Une promesse de long
voyage dont il ne verra pas la fin. Mais tout vaut mieux que retourner là d’où
il vient. Comme s’il refusait que la vie se résume à un cycle continu de
saisons, de rythme, de vie et de mort, sans but, sans une direction, un sens.
Rester dans une ville, fut-elle la plus grande et la plus belle de l’époque,
c’est rester dans un cercle, avec la confortable impression d’être pris en
charge du début à la fin, de connaître exactement sa place, son rôle et sa
finalité. Partir, c’est briser le cercle. C’est transgresser. Et c’est cette
transgression qui est l’acte fondateur du monothéisme décrit dans la Torah. (Maïmonide
dira bien plus tard : « Toute personne qui refuse l’idolâtrie est appelée
« juif » »)
Avraham est considéré par la Torah comme le père fondateur
du peuple juif. Ce qui est partiellement vrai, et aussi partiellement faux,
puisque d’autres peuples monothéistes se reconnaissent en lui.
Manitou aimait beaucoup commenter la paracha Lekh Lekha,
et avait l’habitude de présenter Avraham comme un sioniste avant l’heure, lui
qui avait quitté sa terre natale et toutes ses attaches pour suivre son idéal
et placer sa confiance dans la promesse divine. Il en avait même développé une
idéologie : celle du retour à l’hébreu (‘Ivri). Pour lui, les juifs
(terme lié à l’exil) devaient se reconvertir et apprendre à devenir des hébreux
(des israéliens).
J’avais un collègue étudiant rabbin au séminaire : Juan,
jeune colombien il avait été élevé dans un monastère et souhaitait devenir
prêtre, avant de découvrir que sa famille était d’origine marrane. Il était
venu au Judaïsme, s’était converti et aujourd’hui il est rabbin et s’occupe
des juifs marranes des pays d’Amérique latine. Un jour alors que nous parlions
d’Avraham en classe il nous raconta son histoire et expliqua à quel point il
était fier de ses origines, puisqu’il était un des rares parmi les étudiants
rabbins, qui pouvait s’enorgueillir d’être un descendant direct d’Avraham
avinou, le père des convertis.
C’était dit sous forme humoristique, mais cela voulait dire
deux choses plus profondes et sérieuses :
- Etre converti au judaïsme n’est non seulement pas une honte, mais c’est au contraire un sujet de fierté, puisque c’est la preuve qu’on a fait le même parcours spirituel qu’Avraham avinou, ce qui n’est pas le cas des descendants « biologiques ».
- Se convertir au judaïsme ce n’est pas intégrer ou s’intégrer dans un milieu confortable, empli de certitudes, dans lequel chacun connait sa place et les récompenses de ses actions. Entrer dans le judaïsme s’est mettre ses pas dans ceux d’Avraham, dans une errance, un doute, une quête perpétuelle qui est le contraire de la quiétude : une in-quiétude qui est la seule attitude possible face au monothéisme absolu et exigeant que nous transmet la Torah.
Ainsi mon camarade, élève brillant, qui avait fait le choix
non seulement de devenir juif, mais en plus de devenir juif massorti, alors
qu’il avait toutes les possibilités d’intégrer le monde orthodoxe, tant par son
érudition que par sa pratique quotidienne.
Mardi dernier, à la fin des entretiens pour le Bet Din qui
ont tous été réussis avec brio, le rabbin Chaim Weiner disait souvent une
phrase rituelle : « nous sommes heureux et fiers de faire partie du
Bet Din chargé de vous accueillir dans le peuple juif ». Mais cette fierté
n’est pas à comprendre au sens paternaliste « nous sommes fiers de
vous ». En fait nous sommes surtout fiers de nous, qui réussissons à
attirer des gens malgré le fait que contrairement à d’autres nous ne promettons
ni salut, ni récompense, ni réponses toutes faites, ni assurance d’être dans le
camp des justes, ceux qui iront droit au paradis après la fin des temps.
Le hasard qui a fait que le Bet Din se réunisse précisément
à la paracha Lekh Lekha est une occasion de prendre en compte cette
symbolique. Certains d’entre ceux qui viennent d’achever leur processus de conversion
se satisferont d’être juifs et c’est déjà pas mal. Mais d’autres choisiront
peut-être de devenir des hébreux : toujours en mouvements, éternels
insatisfaits, cherchant perpétuellement à améliorer les choses, à faire bouger
les lignes, à transgresser les certitudes pour tenter d’arriver au plus près de
l’idée qu’Avraham se fait de Dieu, et que Dieu se fait de l’Homme.
Chabbat chalom
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