Dans un roman de 1972, l’écrivain français Robert Merle met
en scène une petite communauté d’amis d’un petit village français qui ont par
hasard ou par chance survécu à une guerre nucléaire mondiale qui a détruit la
terre. Il faut alors s’organiser pour survivre autour d’un leader, faire des
récoltes, se défendre contre les autres survivants etc. Ce roman s’appelle
Malevil, et ce n’est qu’un exemple parmi les milliers d’œuvres romanesques, de
science-fiction ou malheureusement de témoignages réels qui représentent un ou
un groupe de survivants après une catastrophe qui tentent de se débrouiller
pour survivre et se reconstruire après.
C’est apparemment un mythe aussi vieux que la littérature
puisqu’on retrouve des fragments de l’épopée de Gilgamesh, le Noé Babylonien,
dans les écrits des Sumériens, qui sont considérés comme le peuple qui a
inventé l’écriture…
Ces récits d’apocalypse ont évidemment, comme tous les
récits, une fonction, un message dévoilé ou caché, et enseignent plus sur
l’intention des auteurs et la culture des auditeurs/lecteurs que sur un
éventuel événement historique.
Le récit de la fin du monde dans la Torah suit de peu celui
de la création de ce monde. Une lecture attentive du texte semble conclure que
la responsabilité de cette catastrophe est partagée : d’un côté une
humanité emplie de « Hamas » (fureur ? corruption ?) disons
quelque chose de très négatif que le texte ne dévoile pas par pudeur.
De l’autre côté un Dieu qui démontre sa puissance sur les
éléments… et sa faiblesse sur les hommes. Impatient, découragé, dépassé par les événements de la liberté humaine qui s’exprime, il choisit la solution la plus
facile, la plus immature et la plus infantile : tout effacer pour tout
recommencer. Plus que les fautes des hommes, le récit biblique met en exergue
l’échec de Dieu à réaliser un partenariat avec les hommes, but qu’il s’était
fixé lors de la création.
Je vais être un peu extrême et provocateur : puisqu’il
faut lire les textes en accord avec leur contexte, la paracha Berechit ne
dit-elle pas que l’Adam fut créé « à Son image » ? Si grande est
la faute pour Caïn d’avoir tué un homme –son frère- comment doit-être comprise
l’initiative de tuer tous les hommes et les femmes ? Si un seul meurtre
est un homicide, l’anéantissement de l’humanité par Dieu lui-même est un
déicide. Un suicide de Dieu. Lors du déluge, la quasi-totalité de l’humanité
meure. La quasi-totalité de Dieu aussi.
Après le Déluge, les hommes ne seront plus tout-à-fait les
mêmes sans avoir profondément changé de nature puisque le penchant de leur cœur
restera toujours tourné vers le mal. Après le Déluge, Dieu non-plus ne sera
plus jamais le même : cette expérience Le fera mûrir sur Sa capacité de
destruction et d’autodestruction, à tel point qu’Il limitera ses pouvoirs
volontairement, pour S’empêcher de céder à la fureur par la suite.
Dans la paracha Berechit, l’humanité apprend qu’elle est
mortelle, et quelques personnages meurent, çà et là, ponctuellement. Dans la
paracha Noah, l’humanité fait l’expérience de la mort, massive, face-à-face,
impitoyable et inévitable. Dans Berechit, la Techouva suffit pour permettre
d’adoucir le châtiment. Dans Noah, la punition est irréversible et définitive,
et n’a plus aucune valeur éducative.
Après Berechit, chaque être humain est une créature à
l’image de Dieu. Après Noah, chaque être humain est un survivant, un chanceux
qui a échappé par miracle à la destruction totale.
L’acte divin comporte encore une circonstance
aggravante : il était prémédité. Et d’une façon que je trouve
particulièrement cruelle. Noah reçoit l’ordre de construire une Téva. Il existe
un mot en hébreu biblique pour le mot bateau (un seul car les hébreux n’étaient
pas des marins mais des agriculteurs) : ONIYA. Le mot Téva n’a jamais
voulu dire « bateau », encore moins « arche ». Le mot Téva
renvoie à une boite, une caisse ou un coffre. Il ne faut donc pas s’imaginer
l’arche de Noé comme les images d’Epinal, un bateau avec une quille et une
coque qui l’empêche de se retourner et permet de naviguer. Cela devait plutôt
ressembler à une caisse en bois rectangulaire, enduite de goudron, avec une
ouverture sur le dessus. Sans fenêtres évidemment.
Un cercueil.
La réalité du texte, le « pchat », semble assez
éloigné de l’image que nous avons communément du Noé confortablement
installé au chaud et s’occupant avec amour de tous les animaux devenus doux et
gentils. Tout d’abord, il devait y avoir dans ce coffre géant une obscurité et une
promiscuité des plus insupportables. Ensuite le goudron rend le bois
imperméable à l’eau, mais laisse passer les sons. On imagine à peine ce que les
occupants ont dû entendre durant les premiers jours : des cris, des appels
à l’aide, que le Midrach rend en imaginant qu’un certain nombre de personnes se
sont accrochées à l’arche pour tenter de survivre. Puis le silence, et ce qu’il
signifie. La solitude totale. Sans parler de l’incertitude quant à l’avenir.
Dieu lui a promis de conclure avec lui une alliance, mais peut-on faire
confiance à ce Dieu qui regrette ses actes, change d’avis et
« efface » Sa création ?
Noah et sa famille se retrouvent prisonniers de cette boite,
provisoirement en sécurité, en sursis, impuissants, n’ayant pas d’autre choix
que d’attendre que Dieu finisse son œuvre funeste et se souvienne d’eux.
Comme une métaphore de la fragilité humaine devant
l’intervention divine dans l’histoire et la nature.
Image qui sera utilisée un peu plus tard dans le texte par
une femme aux prises avec une autre catastrophe, un danger mortel auquel bien
peu échappent : contrainte de jeter son enfant à l’eau, elle obéit, mais
pas tout-à-fait. Elle le jette à l’eau dans une petite boite (le mot est le
même, « téva ») enduite de goudron pour qu’il flotte sur l’eau, et
elle s’en remet à la volonté divine qui le guidera pour être le seul survivant
de sa génération.
Du point de vue de l’initiateur, le Déluge est sans conteste
un échec : tout s’est déroulé comme prévu bien sûr, sauf qu’à la fin
l’être humain n’a pas changé, et ne devient ni meilleur ni pire : il fait
ce qu’il peut. Le fait d’avoir sélectionné une personne et sa famille est
inutile : la bonté et l’intégrité ne se transmettent pas par le patrimoine
génétique.
Pour en revenir au récit du déluge et à l’influence qu’il a
pu avoir sur toute une civilisation inspirée par la Bible, je dirais que cette
influence est majeure par son message implicite : nous sommes tous les
descendants de Noé. Nous sommes donc tous des survivants. Au propre comme au
figuré. D’une façon ou d’une autre c’est une évidence que nous avons tendance à
oublier dans notre univers hyper protégé, sécurisé et assuré contre presque
« tous les risques ». Si nous sommes là aujourd’hui c’est que nos
ancêtres ont d’une façon ou d’une autre eu les ressources -ou la chance- de
survivre à tous les malheurs qui se sont abattus sur eux : guerres,
famines, épidémies, persécutions, accidents et autres catastrophes.
Certains de ces dangers étaient d’origine naturelle (dans le
langage de la Bible : d’origine divine), d’autres d’origine humaine.
La conscience d’être des survivants/des rescapés est un
phénomène que l’on trouve en plus grande proportion dans certaines familles qui
ont subi des épreuves ou des malheurs, et évidemment dans certaines communautés
ou peuples qui ont particulièrement souffert.
Mais le génie du texte de la Torah est de présenter cette
histoire comme universelle, de façon à ce que chacun puisse se représenter en
puissance dans l’arche de Noé.
Les réactions face à la conscience de la fragilité humaine
devant les enchaînements de l’histoire ou de la nature produit des réactions
diverses et opposées. Certains, à notre époque, prenant conscience de la crise
de civilisation dans laquelle nous a jeté l’existence de la Shoah –une catastrophe
apocalyptique d’origine humaine- en viennent à professer un nihilisme
pessimiste : le progrès technique n’entraine pas de progrès moral, donc le
progrès n’existe pas, il n’y a aucun espoir d’amélioration de l’homme car même
la société la plus raffinée et cultivée a pu produire la barbarie la plus
abjecte.
D’autres en ont conclu que même les catastrophes d’origine
humaine répondaient à des critères naturels de hiérarchisation et de
sélection : ceux qui survivent sont les plus aptes, les plus habiles, les
plus prévoyants, les plus malins… et tous les autres meurent. Puisque c’est
l’ordre des choses depuis toujours, autant s’en accommoder et proposer un
modèle de société basé sur la sélection des plus forts –le darwinisme social-
dans lequel seuls survivront ceux qui parviennent à se distinguer de la masse,
et pourront profiter des progrès de la science parce qu’ils pourront se les
payer.
Ici, énoncer en conclusion la solution proposée par le
judaïsme serait hasardeux et particulièrement long. Je préfère lire simplement
la suite du texte biblique.
Après Noé, vient Abraham.
Après l’échec d’un partenariat dont les deux parties sont
responsables, vient une nouvelle possibilité d’alliance basée sur une certaine
confiance et la possibilité de bâtir une relation sur d’autres bases, en
évitant certaines erreurs : pour Abraham, Dieu doit apprendre à ne pas
être injuste (et donc épargner les justes de Sodome et Gomorrhe). Pour Dieu,
Abraham doit apprendre à transmettre son héritage, par la circoncision et les
autres commandements, à son fils et à ses descendants qui deviendront un peuple
chargé de guider l’humanité dans la voie d’une alliance.
Cette alliance permettra
aux humains de comprendre et d’accepter leur place et leur rôle sur la terre,
dans le but de se montrer dignes, de mériter la vie qui leur a été donnée
et transmise. Donnée par Dieu, et transmise par les centaines de
générations qui ont survécu pour nous.
Chabbat chalom
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