Comme
chacun sait, nous avons 54 parachot dans la Torah. Elles sont toutes nommées,
j’entends par là qu’elles portent un titre, en général constitué d’un ou deux
mots qui sont au début du texte. J’ai déjà eu l’occasion de relever cette
particularité du découpage juif du texte biblique : le titre n’est pas le
reflet de l’action ou du sujet principal, à la différence du titre
grec/latin : Genèse, Exode, Lévitique sont des titres qui conviennent
beaucoup mieux à l’ensemble des livres qu’ils nomment. Alors que Berechit,
Chemot et Vayikra ne disent rien sur le contenu du livre, ils sont plus une
invitation à la lecture, peut-être destinée à éveiller la curiosité du lecteur
qui cherche à savoir ce qu’il y a après les premiers mots. Certains éditeurs,
en général pour des romans de jeunes auteurs peu connus, choisissent d’imprimer
sur la quatrième de couverture les premières phrases du roman, à défaut d’un
texte de présentation générale, d’une citation ou d’une critique élogieuse. Une
manière de dire : « donnez-lui sa chance, lisez au moins le début,
vous allez très vite avoir envie de lire la suite… ». J’aime penser que ce
qui est vrai pour les livres nouveaux et inconnus est aussi vrai pour les
livres que tout le monde croit connaitre, dont les histoires sont populaires et
largement diffusées, au point que la (re)lecture semble parfois superflue.
Comme si on nous disait : « donnez-lui au moins encore une chance,
relisez-la, vous verrez qu’elle n’a pas encore livré tous ses secrets ».
Cette
année, en relisant le titre (le début) de la paracha de cette semaine, j’ai
réalisé quelque chose : il n’y a que très peu de parachot qui portent le
nom d’un personnage. Il y a Noah, ce héros du récit du déluge. Yitro, le
beau-père de Moché dont on fait le premier converti. Korah, un cousin de Moché,
un révolté qui tente un putsch contre lui. Balak, roi des Moabites, un peuple
ennemi du peuple hébreu. Et Pinhas, un Lévite lui aussi, de la famille d’Aaron
(et donc de Moché), qui commet un meurtre controversé. Et évidemment Sarah, la
première des matriarches, qui donne son nom à la paracha de cette semaine.
Je
fais le compte : un personnage mythologique, deux non-juifs, un rebelle,
un meurtrier… et une femme. 5 personnages tous très différents. Aucune paracha
Moché ou Aaron, ni Avraham, Itzhak ou Yaakov. Comme s’il ne fallait pas donner
d’importance particulière, de coloration supérieure ou inférieure à un chabbat
plutôt qu’un autre, à une partie du texte ou un personnage spécifique.
Je
retiens cette idée : un personnage aussi important qu’il soit ne doit pas
prendre une place démesurée dans le récit, ni éclipser les autres. Ce qui est
vrai dans le texte est aussi vrai dans la vie, et j’ai encore dans les oreilles
les leçons du grand rabbin Bernheim qui, en commentant la première paracha de
la Genèse, insistait lourdement sur l’interdiction de manger de l’arbre de la
connaissance : « ne pas manger de la connaissance, disait-il, c’est
ne pas s’approprier la relation à l’autre. C’est savoir ne pas considérer l’autre
comme un objet. Ne pas l’utiliser, ni l’étouffer. »
Cette
année, en relisant la paracha Hayé Sarah, j’ai réalisé une autre chose :
dans la Genèse, les personnages féminins ne sont pas contemporains. A
l’exception notable de Rachel et Léa, deux sœurs qui vont se jalouser et se
livrer à une compétition violente, pour toutes les autres, et de Sarah et
Hagar, il faut attendre que l’une disparaisse pour que la nouvelle entre en
scène. Rivka n’a jamais connu Sarah, pas plus que Léa et Rachel ne l’ont connue.
Et ce n’est pas une question de génération ou d’années. Yaakov a enterré son
grand-père Avraham. Il y a donc eu une époque de quelques années dans laquelle
tous les patriarches étaient vivants.
Mais
la Torah évite de faire entrer en scène deux personnages féminins. Peut-être
pour nous éviter disputes, jalousies et rivalités entre belles-mères et
belles-filles, ou peut-être pour concentrer le récit sur la transmission de
l’héritage et du pouvoir entre personnages masculins. Le fait est que nous
n’avons qu’un seul personnage féminin à la fois.
Sarah
meurt avant que Rivka entre en scène. Certains peuvent dire qu’il faut attendre
que Sarah meure pour que Rivka puisse arriver dans la vie d’Itzhak.
Dans
un livre qui est paru cette année, le rabbin Delphine Horvilleur se livre à une
relecture des textes juifs au travers du thème du féminin. Elle rappelle très
justement que les personnages féminins de la Torah jouent un rôle passif
pendant la première partie de leur vie avant de subir un événement marquant, un
retournement de situation qui leur fait prendre activement un rôle de premier
plan. Elle rappelle aussi que contrairement à une lecture misogyne des textes,
une longue tradition d’exégèse attribue un rôle féminin… au peuple juif, qui se
« marie » avec Dieu sur le mont Sinaï, qui est la fiancée, la bien
aimée de Dieu dans le Cantique des Cantiques et chez les prophètes etc.
Ce
serait une lecture possible : un seul personnage féminin à la fois pour
symboliser le peuple d’Israël. Peuple qui au cours de son histoire a eu très
peu droit à l’initiative, qui a connu peu de moments historiques dans lesquels
il pouvait être maître de son destin.
Sans
rentrer dans une histoire lacrymale, on peut citer un nombre infini de
situations où les juifs furent l’objet de décisions arbitraires les concernant,
sur lesquelles ils n’avaient pas prise, et qu’ils étaient obligés de subir.
Mais
il y eut aussi des tentatives de reprendre en main un destin national, un rôle
actif dans l’histoire, dont la dernière est bien évidemment le sionisme.
D’une
certaine manière, ceux qui refusent le sionisme sont un peu les alliés
idéologiques de ceux qui refusent l’évolution du rôle de la femme : on
préfère la femme à la maison, caché, voilée, comme on préfère le juif en exil,
protégé mais soumis. Juifs et non-juifs, certaines mentalités refusent de
changer par peur et par conservatisme.
C’est
donc le rôle des femmes de montrer qu’elles sont capables de prendre en main
les choses, d’être actives, de jouer un rôle social, et de le faire sinon mieux,
du moins aussi bien que les hommes.
C’est
aussi le rôle de l’Etat juif de montrer que les juifs sont capables de prendre
leur destin en main et de le faire aussi bien que n’importe quel peuple, avec
aussi un devoir d’exemplarité.
C’est
le rôle de chacun de ceux qui écrivent l’histoire de donner envie aux lecteurs
et témoins de lire la suite, voire d’en écrire une partie.
Chabbat
chalom