Chers
amis,
Avant
chaque début d’année, comme avant chaque rentrée scolaire, le sentiment est
ambivalent avec d’un côté la joie de retrouver ses amis et l’excitation d’un
nouveau départ. De l’autre côté une espèce d’angoisse, de « trac »
avant de commencer/recommencer une année que l’on espère meilleure et plus
fructueuse que la précédente.
Je vais commencer par une question classique : Roch
Hachana fait l’objet de plusieurs citations dans la Torah mais jamais par le
nom « Roch Hachana » puisque cette appellation vient uniquement de la
littérature rabbinique.
Dans le livre des Nombres on appelle cette journée Yom
Terouâ - jour de la sonnerie.
במדבר פרק כט
(א) ובחדש השביעי באחד לחדש מקרא קדש יהיה לכם
כל מלאכת עבדה לא תעשו יום תרועה יהיה לכם:
Alors que dans le Lévitique on l’appelle Yom Zikaron
Terouâ – jour du souvenir de la sonnerie, ou comme le choisit la traduction du
rabbinat, jour du souvenir et de sonnerie.
ויקרא פרק כג
(כד) דבר אל בני ישראל לאמר בחדש השביעי באחד
לחדש יהיה לכם שבתון זכרון תרועה מקרא קדש:
Un des modes d’expression de l’art talmudique est la
manière dont les rabbins choisissent de mettre en parallèle des versets qui
disent à peu près la même chose mais pas exactement de la même façon pour en
faire ressurgir un nouveau sens, un nouveau message qu’ils cherchent à ancrer
dans le texte par le biais d’interrogations plus ou moins artificielles.
C’est le cas ici : qu’est-ce que Roch Hachana ?
Jour de sonnerie, ou jour de souvenir ? Si sonnerie, quelle sonnerie, et
si souvenir, souvenir de quoi ? Dans le Talmud on appelle ce type de
question kouchia.
La première réponse, ou plutôt devrais-je dire le premier
réflexe rabbinique est de faire en sorte d’aplanir les apparentes
contradictions dans le texte : la kachia – il n’y a pas de
contradiction. Jour de la sonnerie, c’est lorsque Roch Hachana tombe un jour de
semaine (comme cette année) on peut et on doit sonner du chofar. Jour du
souvenir de la sonnerie c’est pour les années où Roch Hachana tombe un chabbat.
Dans ce cas on doit se souvenir qu’il faudrait sonner mais qu’on ne peut pas
car c’est chabbat.
Cet enseignement est tellement célèbre et populaire qu’il
lui est arrivé une des pires choses qui puissent arriver à un
enseignement : il est devenu un classique, un paradigme, et du même coup
il a perdu toute sa charge évocatrice, subversive, polémique et… humoristique.
Parce qu’en diffusant cet enseignement les auteurs laissent croire que Dieu en
écrivant la Torah a délibérément choisi d’y cacher un message codé qui ne se
dévoilera qu’en rapprochant deux versets suivant des règles d’interprétation
prédéfinies. Mais ils font semblant d’oublier de signaler que l’interdiction de
sonner du chofar à chabbat est d’origine rabbinique tardive. Autrement dit Dieu
en écrivant la Torah pouvait déjà prévoir ce qu’eux-mêmes n’avaient pas encore
décidé. De plus chacun aura remarqué que cet enseignement date un peu : il
date au moins d’avant l’époque à laquelle on a décidé que Roch Hachana durerait
deux jours, parce que dans ce cas, même si un des deux jours est chabbat, on
peut quand même sonner l’autre jour.
En suivant un peu ce raisonnement d’inspiration
talmudique, on retombe sur notre interrogation de départ : Roch Hachana,
jour de sonnerie d’accord. Demain matin, nous sonnerons du chofar, comme dans
toutes les synagogues du monde, en suivant toutes les instructions du siddour.
Mais jour du souvenir ? Qui doit se souvenir et de quoi ? Dans quelle
mesure cette appellation peut-elle ou doit-elle être traduite en termes
normatifs, c’est-à-dire en une mitsva qui soit applicable aujourd’hui ou
demain ?
Certains commentaires osent un anthropomorphisme plutôt
délicat : Roch Hachana serait le jour où Dieu se rappelle de son peuple
comme il se souvient de tous les êtres vivants, Il se souvient (Il fait
remonter à la surface de Sa mémoire) toutes les actions des humains (bonnes ou
mauvaises) et les juge les uns après les autres sans « oublier »
personne.
D’autres commentaires, plus rationnels et logiques, décrivent
le souvenir comme étant une propriété humaine (car Dieu ne se souvient pas plus
qu’Il n’oublie). Ainsi le chofar aurait la propriété de nous réveiller (Hitorerout
décrite par Maïmonide), de nous rassembler, et de nous faire une piqure de
rappel : 1. C’est Roch Hachana, 2. C’est le jour du jugement, 3. Il serait
temps de se souvenir de qui nous sommes, que nous avons une alliance à
respecter, un contrat à honorer, que c’est le jour du jugement et qu’il faut
d’urgence s’améliorer (chofar – chaprou maassekhem).
Enfin, un troisième commentaire dit que le terme Yom
Zikaron Terouâ indique que RH est le jour où dans la Amidah de moussaf on ajoute
plusieurs textes dont l’un est intitulé Zikhronot (si vous regardez votre mahzor
pour demain vous verrez qu’il y a trois ajouts suivis de sonneries du
chofar : Malkhouyot, Zikhronot et Chofarot.) Vous avez aussi une brève
explication de la symbolique de ces trois textes, mais je vais m’attacher ce
soir à celui qui occupe la position centrale : il s’agit d’une collection
de 10 versets qui comportent la racine « ZKR ». 3 versets de la
Torah, 3 des prophètes, 3 des Hagiographes et un dernier de la Torah, tout cela
est codifié déjà dans le Talmud traité RH.
Il y a un texte d’introduction et une bénédiction
finale : il semble que les auteurs du mahzor opèrent une synthèse assez
sophistiquée entre les deux interprétations précédentes :
1.
La racine du verbe ZKR est conjuguée au temps biblique de
l’inaccompli, qui indique une action qui est en train de se dérouler. Ainsi
lorsqu’on dit que Dieu se souvient, c’est d’un souvenir continu : il
possède la faculté d’avoir en conscience la totalité de la création, et la
maintient devant lui.
2.
Le Zikaron est aussi employé au sens de
« commémoration » souvenir du premier jour de la création du monde,
et de la capacité divine de maintenir en vie (en « existence ») Sa
création en décidant du destin de chaque individu, de chaque peuple, de chaque
pays.
3.
Le Zikaron divin est mis en regard de l’humain, qui lui
possède la faculté d’oubli et donc peut s’éloigner de Dieu par un processus
inconscient et involontaire en oubliant simplement Sa présence, en s’éloignant
de Sa proximité. En le disant, je réalise à quel point cette théologie est
répandue chez les sages du Talmud, lorsqu’ils disent par exemple dans les Pirké
Avot : « Tout est entre les mains du ciel, sauf la crainte du
ciel », ou encore « Où se situe Dieu dans la création ? Réponse :
là où tu veux bien le laisser entrer ».
4. les versets choisis entre tous ceux qui
contiennent le mot « zikaron » font dans leur grande majorité
référence à des moments de l’histoire où les hommes ont oublié Dieu (la
génération du déluge ou celle de la sortie d’Egypte) alors que Dieu continuait
malgré tout à se souvenir de l’alliance contractée avec les humains, non pas
encore une fois, au sens humain/anthropomorphique (j’avais oublié, maintenant
je me souviens), mais au sens biblique d’une action débutée… avec la création
du monde, et qui se terminera à la fin du temps.
5.
Enfin, la bénédiction finale des Chofarot, « zokher
haberit » ne doit pas être comprise comme une injonction à Dieu de se
souvenir de l’alliance, mais plutôt comme l’affirmation que Dieu reste toujours
fidèle, même lorsque les hommes s’éloignent de lui. (jeu de mot avec la racine pqd
qui est aussi bien « délivrer », « compter », que se
souvenir).
J’arrive à la fin de mon développement pour exposer une
idée simple, qui me semble être contenue dans les textes : l’expression
« Yom Zikaron » est la réponse à un penchant naturel humain que nous
connaissons tous : notre conception du temps est aussi élastique que notre
rapport à la transcendance. Au début de l’année, une énergie nouvelle et forte
nous submerge et nous sommes capables de prendre de nombreuses résolutions, de
nous sentir sincèrement capables d’assumer une certaine proximité avec la
tradition. La présence forte et massive aux fêtes de Tichri en atteste : le
rapprochement avec la tradition fait partie des aspirations du public, des
ambitions personnelles de chacun. Puis inévitablement, on s’en éloigne, pour
des motifs tous aussi valables les uns que les autres : le travail, les
enfants, la santé, tout cela fait qu’au cours de l’année on
« oublie » l’émotion sincère ressentie pendant les fêtes. Ce qui ne
remet absolument pas en cause la sincérité des engagements pris avec soi-même à
la rentrée.
Les sages auteurs du Talmud et de la liturgie de Roch
Hachana sont des humains. Cette affirmation ne vient pas contredire l’origine
divine de la révélation, elle veut simplement dire qu’ils connaissent la nature
humaine de très près. Et que la dernière chose qu’ils cherchent est d’exacerber
un penchant naturel juif à la culpabilité. Ils veulent simplement dire que RH
sert dans le cycle de l’année juive, de point de repère. Un point de
repère, pas seulement pour le compte du temps ou des années ! Un point de
repère pour réaliser que la distance que la vie a mise entre chacun de nous et
la transcendance n’est étendue que de notre fait. Car Lui ne bouge pas. Il se
souvient. C’est nous qui oublions, périodiquement, inévitablement,
régulièrement. Mais cet oubli n’est pas réciproque !
Il y a une preuve « irréfutable » : RH
arrive régulièrement tous les ans, à la même date, le même jour à la même heure
sans jamais être en retard, sans jamais « oublier » de revenir.
Chers amis, vous connaissez depuis un ou deux ans ma
difficulté à souhaiter une année douce comme le miel : je n’ai jamais
compris comment on pouvait se souhaiter une année poisseuse, collante et
dégoulinante. Je préfère de loin souhaiter de tout mon cœur une année
fructueuse et riche en « yemé zikaron » en jours de souvenir, jours
de prises de conscience, de points de repères, de proximité avec les autres… et
avec soi-même. Une année pleine d’intensité, de vibrations, de courage, de
force, de ténacité.
Une année que nous pourrons regarder RH prochain sans
rougir, avec la fierté d’avoir utilisé le temps le mieux possible.
Chana Tova !
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