Chers
amis,
Comme
j’ai déjà eu l’occasion de l’expliquer, le calendrier hébraïque possède un
grand nombre de particularités liées aux rythmes solaires et lunaires. Certaines
de ces particularités sont dues aux calculs astronomiques, d’autres à la
nécessité de célébrer les fêtes à une même période de l’année. Il en est de
même pour le choix de l’attribution des parachot. D’une année sur l’autre,
quelles que soient les conditions du calendrier, le chabbat qui précède Ticha
Beav on lit la paracha Devarim, et comme Haftara le premier
chapitre du prophète Isaïe, qui commence par le mot « Hazon »,
« vision », et qui donne son nom au chabbat : Chabbat Hazon.
Curieux
nom que ce chabbat. Si l’on s’en tient à l’enseignement traditionnel, nous sommes
au cœur d’une des périodes les plus tristes du peuple juif. La Michna dénombre
les malheurs qui se sont abattus sur nos ancêtres à cette époque :
Michna
Taanit 4, 6
Cinq
choses sont arrivées à nos ancêtres le 17 Tamouz et cinq choses le 9 av.
Le
17 Tamouz les tables ont été brisées, on a cessé de faire le sacrifice
quotidien, les murailles de la ville sont tombées, Vespasien a brûlé la Torah
et a placé une statue dans le sanctuaire. Au mois de Av il a été décrété que
nos ancêtres ne rentreraient pas en terre de Canaan, le Temple a été détruit
une première et une seconde fois, Bétar a été prise, et la ville a été
labourée.
Quand
le mois de Av commence on limite les occasions de réjouissance.
S’ensuit,
d’après les livres d’histoire, toute une série de malheurs postérieurs : les
croisades, l’expulsion des juifs d’Espagne etc.
Logiquement,
ce chabbat devrait donc s’appeler « Chabbat de la désolation, des
malheurs, des massacres… » Mais pas « Chabbat de la vision ». A moins que la vision
dont il est question ici ne soit une vision de catastrophe et de terreur.
Effectivement, la vision d’Isaïe est terrible. Mais contrairement au prophète
Jérémie ou au livre des Lamentations, sa vision n’est pas faite de sang qui
coule et de massacres d’innocents, en tout cas pas au début dans le premier
chapitre.
Après
une description de désolation, de ruine et d’abandon qui ne concerne pas
Jérusalem mais le royaume d’Israël au Nord : « Votre pays
est une solitude, vos villes sont consumées par le feu! Votre sol, sous vos yeux
des étrangers le dévorent, c'est une ruine, comme un bouleversement dû à des
barbares. »
Sa
vision s’attache à décrire la situation économique et sociale de la Jérusalem
de son temps : « Tes chefs sont dissolus, se font complices de
voleurs; tous aiment les dons corrupteurs et courent après les gains illicites;
à l'orphelin ils ne font pas justice, et le procès de la veuve n'arrive point
devant eux. »
La
nature de ce texte permet de poser la question de la nature de la prophétie :
certes, Isaïe est un voyant, qui annonce l’avenir. Il est aussi un homme qui a
des théophanies : il rencontre Dieu, le « voit », et Dieu
s’adresse à lui en différentes occasions. Mais ici dans le premier chapitre,
celui que nous lirons demain pour la Haftara, la vision d’Isaïe se développe en
deux parties : premièrement une analyse du présent, une critique acerbe du
comportement moral de ses contemporains. Deuxièmement une prise de parole au
nom du divin pour critiquer la façon dont les hommes pratiquent la Torah.
Selon
sa description, sa vision, les juifs de son époque pratiquent
scrupuleusement les sacrifices, ainsi que les מצוות בין אדם למקום
commandements entre l’homme et Dieu, commandements verticaux, transcendantaux,
alors qu’ils ont abandonné depuis longtemps les valeurs des commandements
horizontaux, מצוות בין אדם לחברו, les mitsvot entre
l’homme et son prochain, les commandements éthiques et moraux qui régissent les
relations humaines.
Ce qui me fascine chez Isaïe comme chez la plupart des
prophètes, ce n’est pas sa capacité à prévoir le futur sans se tromper. C’est
plutôt sa façon de décrire en termes poétiques et avec un art littéraire abouti
une attitude humaine, aussi courante à son époque qu’à la nôtre, attitude
dérangeante par sa remise en question des catégories du religieux.
Je vous laisse apprécier l’actualité de l’analyse
d’Isaïe. Je remarque souvent à quel point les personnes qui font leurs premiers
pas vers un retour à la tradition sont choquées de l’attitude des
« religieux ». Comme si naïvement, on considère naturellement qu’une
personne religieuse est automatiquement quelqu’un de bienveillant, de
pacifique, d’apaisé dans ses relations avec Dieu comme avec les autres. Or
nombreux sont ceux qui s’investissent dans une pratique démonstrative, dans une
surenchère active qui leur est toute personnelle, et s’oublient dans une quête
de la perfection du service divin, en ignorant volontairement ou pas les
dimensions éthiques du comportement requis par notre tradition.
Comment peut-on être pratiquant, attaché à la tradition
et à ses rites, et se comporter comme un escroc dans les affaires, avec
violence dans ses rapports familiaux et sociaux, ou mentir et voler ?
Et pourtant, dans toutes les religions, et dans tous les
pays, des religieux (au sens de représentants de la religion) se compromettent
dans des scandales financiers ou de mœurs, ou par des attitudes complaisantes
envers les dictatures.
Si donc je m’inscrivais dans l’esprit d’Isaïe, je
dénoncerais ces religieux sans éthique, en priorité ceux de mon peuple, car la
question des islamistes ou des fondamentalistes chrétiens ne me concerne pas
directement. Je m’attacherais à dénoncer de façon la plus virulente possible
ceux que je considère comme mes adversaires au sein de mon propre peuple :
ceux qui au nom de leur conception de notre tradition commune alimentent
méfiance, conflits, voire la haine et la violence entre nos communautés. En me
limitant aux événements de cette semaine, je pourrais parler des nouvelles
provocations au Kotel lors de la prière mensuelle des femmes du Temple (« Néchot
HaKotel ») à l’occasion de Roch Hodech Av, ou encore de
ce jeune homme qui tout en faisant partie d’une communauté de Harédim
(ultra-orthodoxes) à Jérusalem s’est fait lyncher… par des membres de sa propre
communauté opposés au service dans Tsahal.
Mais très franchement cela ne me semble pas un bon
message de Ticha BeAv. Car dénoncer et rejeter l’autre au nom de ma
propre compréhension des valeurs de la Torah est justement le comportement que
je leur reproche. La rhétorique qui consiste à dénoncer un groupe à cause des
agissements de quelques-uns, est non seulement pas très honnête, mais elle
aboutit souvent à provoquer un sentiment de rejet pour toutes les
valeurs : si des religieux sont capables de faire cela, c’est donc que la religion est pourrie. Une variante de l’expression populaire
« jeter le bébé avec l’eau du bain » : lorsque j’étudiais chez
le rabbin Bernheim, une dame lui posa un jour la question « que
pensez-vous des rabbins qui disent ou font ceci ou cela… ? ». Réponse
très classe (comme toujours) : « Lorsque vous n’êtes pas satisfaite
de votre médecin, vous allez en voir un autre. Mais parfois il arrive que certaines
personnes choisissent exprès de mauvais médecins afin d’alimenter leur rancœur
contre la médecine ».
Donc je n’ai pas l’intention de désigner des coupables et
de les dénoncer publiquement, ce qu’Isaïe se garde bien de faire.
Car si on parle de religieux qui pratiquent une partie
des commandements mais pas l’autre, c’est aussi de chacun de nous qu’il s’agit.
Nous choisissons tous de pratiquer en premier lieu, avec le plus de ferveur et
d’exactitude ce qui nous parle, ce qui fait sens, ce qui nous plait, en
légitimant les multiples raisons qui nous font ne pas pratiquer les autres
commandements.
Isaïe oppose deux sortes de mitsvot. Ce texte est très
célèbre et évidemment il y a eu plusieurs façons de le lire :
Certains, parmi les rabbins du Talmud et certains
orthodoxes aujourd’hui, considèrent que le message d’Isaïe est : il ne sert à
rien de pratiquer sans ferveur ni intention pure, au contraire, il faut
pratiquer, mais avec כוונה. De la même manière
que Dieu nous ordonne un comportement rituel particulièrement exigeant et
rigoureux, nous devons accomplir ses exigences éthiques avec le même scrupule.
Il nous faut accomplir les commandements éthiques de la Torah parce qu’ils sont
aussi importants que les comportements transcendantaux, et nous risquons d’être
punis de la même façon pour la transgression des uns comme des autres. C’est
d’ailleurs le message talmudique et prophétique concernant la destruction du
Temple : שנאת חינם. Le Temple a été
détruit parce que le peuple juif ne respectait pas en son sein les
comportements éthiques de la Torah. J’ajoute un petit commentaire
personnel : ce qui est gênant dans cette conception est que le
comportement éthique est encouragé non pas pour sa valeur morale universelle,
mais uniquement pour sa valeur religieuse.
D’autres,
parmi les tenants de la réforme et les ancêtres de judaïsme libéral, ont
interprété Isaïe ainsi : de la phrase « la pratique ne sert à
rien s’il n’y a pas de comportement éthique ». On est passé à :
« La pratique ne sert à rien, ce qui compte c’est le comportement
éthique. » On en vient à glisser vers un raisonnement qui consiste à
considérer les commandements transcendants comme un héritage du passé, un
folklore utile et important à une époque donnée mais que les juifs peuvent
choisir librement d’abandonner au nom du fameux concept de
« modernité ». Ce qu’il est crucial d’observer, ce qui est le
fondement du judaïsme comme de toute religion, c’est l’éthique (je renvoie aux
travaux du philosophe Hermann Cohen et de l’école de Marbourg, Néo-Kantiens).
Arrivé
à ce point, je dois présenter une troisième voie, celle qui tentera de réaliser
non pas un mélange mais une synthèse des deux précédentes :
- Une fidélité intransigeante avec la pratique, toute la pratique.
- Un niveau d’enseignement et d’érudition suffisant pour faire comprendre aux pratiquants que chacun des commandements, même le plus obscur, contient un enseignement éthique plus ou moins profondément enfoui, plus ou moins oublié.
Mais
commencer à pratiquer, à s’abandonner à faire des actions dont on ne maîtrise pas le sens, qu’on ne comprend ni n’appréhende dans sa totalité, cela demande
une certaine dose de « confiance », une des traductions possibles du
mot « émouna » (la foi).
Pour
finir, et à propos de dénonciation de phénomènes de société, je vous renvoie au
magazine en ligne d’Akadem, avec ce débat entre Delphine Horvilleur et Gérard
Zyzek, à propos des tentatives de faire disparaitre les femmes de la sphère
publique à partir d’arguments religieux en Israël. Sans rentrer dans les
détails de la discussion, un des arguments de l’enseignant chargé de défendre
le point de vue orthodoxe est qu’il faut séparer « lecture des
textes » et « phénomènes de société ». J’ai rarement entendu
quelque chose de plus faux. Premièrement, car les phénomènes de société sont le
fruit d’une lecture et d’une interprétation des textes, et qu’il est du devoir
des responsables religieux de mettre de l’ordre dans l’un comme dans l’autre.
Deuxièmement, parce qu’à une certaine époque ce ne sont pas les textes qui ont
fait la société, mais bien le contraire : il suffit de lire et de relire
Isaïe pour se convaincre que c’est la société, ses défauts et ses travers, qui
est le point de départ de l’expression du divin qui devient un texte religieux.
Chabbat
chalom
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