Chers amis,
La lecture de la paracha devarim a lieu
systématiquement le chabbat précédant Ticha Beav, jour de commémoration de la
destruction du Temple.
Nous commençons donc la lecture du Deutéronome, et
nous rentrons dans le vif du sujet : quarante ans après la sortie d'Egypte, le
peuple s'apprête à finaliser le projet divin en commençant la conquête de la
terre de Canaan. Moché prononce un long discours avant de prendre congé, car il
sait qu'il va mourir, et retrace toute l'histoire de l'errance dans le désert.
Il détaille longuement l'épisode des explorateurs dans la paracha Chelah-lekha,
épisode que nous connaissons bien pour l'avoir lu il y a quelques semaines, ce
qui donne une impression de répétition et de lenteur au lecteur linéaire du
texte. Mais pour Moché et ses auditeurs, il n'y a pas de répétition ni de
rabâchage : ils ne font qu'entendre ce qui s'est passé il y a quarante ans.
Le texte insiste sur le nombre 40.
Quarante ans c'est une génération : tous les acteurs
de l'épisode des explorateurs sont morts. Ceux qui sont encore vivants sont
ceux qui étaient âgés de moins de 20 ans et les femmes, et ceux qui sont nés
dans le désert.
Ceux qui ont l'habitude de venir aux cours à
Maayane Or connaissent mes réticences vis-à-vis d'une méthode d'exégèse très
populaire qui consiste à utiliser les nombres et les chiffres pour trouver des
explications à tout et n'importe quoi dans le texte de la Torah. Néanmoins,
sans faire de la "numérologie", on peut trouver une symbolique forte
à un nombre particulier dans la Torah. 40 est le nombre de jours que Moché est
resté auprès de Dieu sur le mont Sinaï. 40 est le nombre d'années que le peuple
a erré dans le désert. Le Midrach découpe la vie de Moché en trois périodes de
40 ans (car il est pour eux évident que Moché a vécu 120 ans, encore un chiffre
typologique) : 40 ans dans le palais de Pharaon, 40 ans berger à Midian chez
son beau-père, et 40 ans berger (pasteur) du peuple dans le désert. La légende
Talmudique en fait de même avec Rabbi Akiva : 40 ans ignorant, 40 ans d'étude
et 40 ans d'enseignement. Les pirké avot donnent une caractéristique à chaque
âge de la vie :
משנה מסכת אבות פרק ה משנה כא
בן ארבעים לבינה
Dans la tradition achkénaze on n'autorise l'étude
de la mystique qu'à l'âge de 40 ans.
40 ans : nombre de la maturité/maturation. A 40
ans on possède à la fois de la sagesse (la sagesse n'est pas forcément
l'érudition), de l'expérience et les moyens d'agir. L'espoir exprimé dans ce
texte par Moché, et peut-être par Dieu Lui-même, est que le peuple d'Israël, vu
comme une entité propre, comme un individu, après 40 ans de réflexion soit
arrivé à un âge mature, à un âge où l'on tire des enseignements des leçons du
passé, où l'on essaie de ne plus reproduire les mêmes erreurs. C'est la raison
pour laquelle Moché insiste, répète, détaille les fautes que leurs pères ont
commises 40 ans auparavant et qui leur ont valu cette errance, dans l'espoir que
cette expérience leur servira de leçon. Plus tard dans le Deutéronome on verra
que ni Moché ni Dieu ne sont dupes, et qu'ils ont conscience qu'à un moment ou
à un autre ils vont se conduire mal et oublier l'expérience de leurs ancêtres.
Mais à ce moment précis Moché parle au peuple
comme on parle à un adulte responsable, sérieux et raisonnable. Un adulte mûr,
mature.
Personnellement, n'ayant pas encore 40 ans, je
n'ai pas suffisamment d'expérience pour savoir si c'est à cet âge qu'on finit
par apprendre des erreurs du passé. Mais je ne peux évidemment pas occulter ce
hasard du calendrier, qui fait qu'aujourd'hui même, au moment où nous
commentons la paracha Devarim, on commémore aussi les 40 ans du massacre de 11
athlètes israéliens aux Jeux Olympiques de Munich en 1972. 40 ans. La période à
laquelle on a suffisamment de distance avec les évènements pour y avoir réfléchi
et tiré des enseignements.
Vous le savez peut-être, car on n'a pas pu y
échapper dernièrement sur les réseaux sociaux et les sites juifs, une pétition
a circulé pour demander une minute de silence lors de la cérémonie d'ouverture
des JO, qui a lieu en ce moment même, et le comité d'organisation a refusé.
Les raisons de ce refus, officielles ou
officieuses, ne m'intéressent pas à proprement parler, car mon but ici n'est
pas de rentrer dans des considérations politiques. La question qu'il convient
de se poser à mon avis est : qu'est-ce qui peut arriver à un peuple, une
société, une organisation qui se montre incapable de regarder le passé avec
franchise et rigueur et d'en tirer des conséquences concrètes dans le présent?
La réponse de la tradition juive se trouve je
crois dans le fait que le chabbat Devarim coïncide avec le 9 Av, la
commémoration de la destruction du Temple. Ce chabbat est appelé "Chabbat
Hazon", le chabbat de la vision en référence aux premiers mots de la
Haftara tirée du début du livre d'Isaïe. Le prophète prédit, justifie et même
souhaite la destruction du Temple. Ce qui nous renvoie à une question très
ancienne dans les enseignements rabbiniques : la destruction du Temple a-t-elle
été un évènement positif ou négatif pour le peuple juif?
- Ceux qui y voient un évènement négatif pleurent
l'impossibilité de se conformer aux sacrifices et de pratiquer la même religion
qu'à l'époque biblique.
- Ceux qui y voient un évènement positif
considèrent que cette destruction physique et le choc qu'elle a constitué aura
permis au peuple juif d'inventer une religion beaucoup plus abstraite et
spirituelle qui permettra de survivre à l'exil.
On remarquera qu'Isaïe fustige les sacrifices sans
ferveur et les commerçants du Temple, tout comme Jésus le fera à une autre
époque.
Je ne m'intéresse pas aux Jeux Olympiques, et je
n'ai jamais trouvé que ce qu'on appelle "les valeurs du sport" soient
des valeurs dignes d'intérêt et d'attachement, mais ce n'est pas le lieu ici
pour développer.
J'essaie simplement de réfléchir à ce qui serait
le mieux pour les millions de sportifs à travers le monde, et surtout pour ceux
qui sont –à juste titre- écœurés par le spectacle de débauche de moyens et de
commercialisation qu'offrent actuellement les JO, et j'en viens à leur
souhaiter un évènement comparable à la destruction du Temple (en beaucoup plus
symbolique et pacifique évidemment) qui soit l'occasion de revenir aux fondamentaux
des valeurs qui sont les leurs.
Pour nous aussi, et par nous j'entends tout ceux
qui préfèrent venir à la synagogue un vendredi soir quitte à rater la diffusion
de la cérémonie d'ouverture des Jeux, je propose de réfléchir ce chabbat et
surtout dimanche, à une question fondamentale : et si le Temple n'avait pas été
détruit en l'an 70, à quoi ressemblerait aujourd'hui le judaïsme? A une
religion spirituelle et intellectuelle telle que nous la connaissons, ou à une
religion plus concrète, attachée à un lieu physique et des rites sacrificiels
issus de l'Antiquité? Et finalement, qu'est-ce que nous préférons, et lequel
représente le plus nos valeurs?
Chabbat chalom
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