Chers amis,
Un des thèmes les plus travaillés et aboutis de la littérature de
l’antiquité est celui de la naissance du héros. Que ce soit dans la mythologie
Babylonienne, Égyptienne, Grecque ou
dans l’occident médiéval, il est assez fréquent que le héros/le roi ait eu une
origine noble voire divine, une naissance cachée et une enfance dans la
pauvreté d’un milieu modeste, puis soit revenu au pouvoir par des circonstances
rocambolesques et acclamé comme le retour de quelqu’un qu’on n’attendait plus.
Comme les innombrables textes parallèles, d’Œdipe au roi Arthur en
passant évidemment par Jésus, l’histoire de sa conception et de sa naissance,
dans des circonstances tragiques, alors qu’un méchant roi cherche dès le début
à lui ôter la vie, avant même qu’il ait commencé à agir et faire preuve de qualités
morales ou chevaleresques, est du domaine du conte, du mythe.
J’ai déjà eu l’occasion de le dire, la meilleure méthode que l’on m’ait jamais enseignée pour faire produire du sens aux textes est la
comparaison. Or en comparant le début du récit de l’Exode à d’autres récits
mythologiques du même milieu ou du même monde, deux différences fondamentales
ressortent et sautent aux yeux :
Premièrement, le héros classique doit être de naissance prestigieuse, de
sang royal, d’une famille noble qui est destinée à régner. Deuxièmement, un
évènement imprévu, insolite, va provoquer un déracinement du héros et le
conduire à se cacher, à vivre dans la clandestinité et l’anonymat pendant toute
son enfance, loin de sa famille biologique, élevé par des gens qui ne sont pas
ses parents. Troisièmement une autre circonstance dramatique, un
« troisième acte » le fait revenir dans son milieu d’origine, se
battre pour obtenir la place qui lui est due et enfin accéder au pouvoir et
régner sur le trône. Relisez les contes de fées, Œdipe, etc. Tous ces mythes
sont des variations autour d’un même thème. Ce qui est passionnant et riche
d’enseignements, c’est de voir la façon dont la Torah revisite ce mythe pour le
modeler et faire passer son propre message :
- Moché, puisque c’est de lui qu’il s’agit, le héro, le sauveur, n’est pas issu d’une famille noble destinée à régner. Comme nous l’avons vu la semaine dernière à propos des bénédictions que Yaakov donne à chacun de ses douze fils, la tribu qui est appelée à régner, de laquelle doit venir le roi est Juda. Or Moché vient de Lévy. Et pas du clan de l’ainé de Lévy mais d’un autre fils, beaucoup plus tardif dans la naissance.
- Moché subit effectivement un évènement douloureux qui l’oblige à se séparer de sa famille d’origine : ce n’est pas les devins de Pharaon qui ont prédit qu’il allait menacer le roi et le tuer pour prendre sa place, mais le roi a décidé que tous les garçons hébreux devaient être jetés dans le Nil dès la naissance, et sa mère, après l’avoir caché un certain temps, est obligée d’obéir à cette loi.
- Circonstance exceptionnelle : Le Nil (le dieu égyptien) apporte l’enfant à la fille de pharaon qui décide de l’adopter. => il sera élevé dans le palais royal, dans la noblesse, et recevra l’éducation d’un prince. C’est l’exact inverse de l’histoire d’origine !
- C’est de sa propre initiative, à cause de ses qualités morales et du fait qu’il ne supporte pas l’injustice qu’il se retrouve exilé dans une terre étrangère, dans des conditions difficiles, dans l’anonymat d’une famille simple.
- Son « retour », sa prise de fonction, se joue à la fin de ce voyage initiatique : il part après une révélation, sur ordre divin (le buisson ardent) et malgré ses refus répétés. un moment capital : l’épisode du buisson ardent, avec le dialogue dans lequel Moché supplie Dieu de ne pas le choisir. Sens de l’élection =>responsabilité lourde à porter. Comme l’élection d’Israël !
Le parcours inverse du héro classique ! D’autres ont déjà souligné
cela, mais c’était pour mettre en relief le caractère différent du leader juif
par rapport au roi égyptien : le dépouillement, le refus du faste, du
pouvoir pour le pouvoir etc.
Tout se passe comme si la Torah
cherchait à nous donner un modèle alternatif de héro : de fait, Moché ne
va pas prendre la place de Pharaon mais faire sortir son propre peuple et
s’imposer comme son guide, son dirigeant pendant 40 ans (je ne dis pas son
leader incontesté…).
Une anti-histoire pour un anti-héro. Moché n’est pas quelqu’un qui règne,
se fait respecter et craindre. C’est un homme constamment en proie au doute et
au découragement, plein d’humilité. C’est un homme dont le seul désir est qu’on
le laisse tranquille et qu’on le délivre de ce fardeau => conduire tout un
peuple comme un troupeau de brebis.
Certains commentaires, mes préférés, considèrent que si le début du livre
de l’Exode nous relate la naissance d’un héro, d’une personnalité hors du
commun, d’un dirigeant légendaire, ce n’est peut-être pas celui qu’on
croit ! Reportons nous à la fin du dialogue :
"13 Il repartit: "De
grâce, Seigneur! donne cette mission à quelque autre!" 14 Le courroux de
l'Éternel s'alluma contre Moïse et il dit: "Eh bien! c'est Aaron ton
frère, le Lévite, que je désigne! Oui, c'est lui qui parlera! Déjà même il
s'avance à ta rencontre et à ta vue il se réjouira dans son cœur."
La fin de la mécanique
tue-frère ! La réparation de toute la genèse ! Le nouveau dirigeant
n’est pas Un ni trois, mais Deux => une relation pacifiée et harmonieuse
entre deux frères que tout oppose, que tout devrait opposer, mais qui décident
de travailler ensemble pour le bien commun.
Contre toute attente, le
premier a laissé sa place au second. Et le héro n’est pas un homme, c’est une
fratrie, un couple de frères apaisé.
Si le début de l’Exode
nous raconte une naissance, ce n’est pas celle d’un héro qui va surgir pour
délivrer son peuple opprimé, c’est plutôt la naissance d’une relation qui, par
sa complémentarité, va permettre la révélation, car si je suis capable d’accepter
l’autre je peux recevoir Dieu.
La révélation de Dieu et
de Sa loi ne sont possibles qu’à partir du moment où je suis capable d’accepter
l’autre.
La sortie d’Egypte se
célèbre par Pessah, où il faut raconter l’évènement sans jamais prononcer le
nom de Moché. Volonté de ne pas sacraliser son rôle. Afin que le personnage
envoyé par Dieu n’éclipse pas Dieu lui-même. Car dans le judaïsme,
contrairement à la mythologie grecque, les héros ne deviennent pas des
dieux !
Pour les juifs, il y a eu
un premier sauveur/passeur, mais raconter son histoire ne sert à rien si ce
n’est pas pour essayer de l’imiter, de chercher sans cesse à devenir le Moché
et Aaron de sa génération, en apprenant à accueillir l’autre comme si c’était
son frère.
Chabbat Chalom.
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