Chers
amis,
Le
début du livre de Chemot est surprenant par la concision de sa narration. Tout
se passe comme si le temps se déroulait à une vitesse supérieure, et cela est
dû à un effet littéraire qui touche le signifiant autant que le signifié. En
quelques lignes, le décor est planté : le peuple des Bené Israël croît de
manière exponentielle, Pharaon mu par la peur prend la décision de l’asservir,
puis de faire mourir tous les bébés garçons, puis Moïse nait, est caché, jeté
au fleuve, sauvé par la fille de Pharaon, élevé au Palais, il s’enfuit, se
marie, devient berger, reçoit une théophanie au buisson ardent, reviens en
Egypte et, avec son frère Aaron, demande à Pharaon de laisser le peuple sortir.
Tout
cela, en quelques lignes. Alors que la suite du livre de l’Exode est beaucoup
plus concentrée : la place du texte sera occupée par la sortie d’Egypte et
la révélation du mont Sinaï, avec quelques-unes des lois reçues. Soit en tout
un épisode qui a duré quelques semaines, voire quelques mois.
Sans
même rentrer dans le détail du texte (le signifié), un simple coup d’œil à la
vue d’ensemble, l’architecture du signifiant, enseigne déjà quelque
chose : toutes les époques ne se valent pas, que ce soit en densité ou en
intensité. Il peut se passer de longues années sans que rien d’intéressant ou
de notable ne se produise, alors qu’il peut y avoir des moments dans lesquels
les évènements s’enchaînent et se précipitent.
On
peut faire une analogie avec le développement humain, qui fait que dans les
premiers mois ou les premières années on acquière plus de savoir et de
capacités que dans le reste de sa vie, alors que plus l’âge avance, plus les
capacités d’apprentissage et de réaction à l’environnement sont réduites.
L’élasticité
du temps dépendant du contenu fait aussi penser aux propriétés surprenante de
la mémoire, qui souvent déforme les choses et les durées, voire leur
enchainement, pour que l’esprit parvienne à classer les souvenirs, en
particuliers les épisodes traumatiques (=> résilience).
Devant
l’enchainement de faits et d’actions de la paracha Chemot, on peut choisir de
les traiter avec méthode, chronologiquement du début à la fin, ou bien on peut,
inspiré par d’autres méthodes moins rationnelles, choisir un événement et
dérouler le fil pour voir jusqu’où il nous conduit, si et comment il se relie à
l’ensemble du narratif.
La
rupture entre Moché et Pharaon qui l’a élevé comme son petit-fils est décrite
par la Torah autour d’une question de défense, de meurtre, et de délation.
שמות פרק ב
(יא) ויהי בימים ההם ויגדל משה ויצא אל אחיו
וירא בסבלתם וירא איש מצרי מכה איש עברי מאחיו:
(יב) ויפן כה וכה וירא כי אין איש ויך את המצרי
ויטמנהו בחול:
(יג) ויצא ביום השני והנה שני אנשים עברים נצים
ויאמר לרשע למה תכה רעך:
(יד) ויאמר מי שמך לאיש שר ושפט עלינו הלהרגני
אתה אמר כאשר הרגת את המצרי ויירא משה ויאמר אכן נודע הדבר:
(טו) וישמע פרעה את הדבר הזה ויבקש להרג את משה
ויברח משה מפני פרעה וישב בארץ מדין וישב על הבאר:
La
première chose que fait Moché adulte, est de sortir pour voir ses frères. Il
voit leur souffrance. סבל est
un mot qui signifie « porter », avoir sur le dos. Quelle est cette
souffrance ? Ici le texte ne dit pas qu’ils travaillaient trop dur. Il dit
simplement que leur souffrance consistait en une domination physique violente.
Un homme en frappe un autre, sans raison. Sans raison autre que cet homme fait
partie de la classe des dominants et qu’il use de son pouvoir sur un
représentant de la catégorie des dominés.
Moché est révolté. Mais le texte est suffisamment flou
pour ne pas détailler les raisons de sa révolte. C’est donc à nous de tenter de
les comprendre :
- Est-il révolté parce l’homme frappé est un de ses frères ? Le motif en serait alors une conscience de solidarité des liens du sang.
- Est-ce que sa révolte vient du fait qu’il est témoin d’une injustice ? A priori cela serait plutôt flatteur pour Moché, mais pas tant que cela car la Torah réprouve les justiciers autoproclamés.
- Sa réaction ne vient-elle pas du fait qu’en tant que noble égyptien d’éducation, il est dans une posture d’entre-deux, dans une recherche d’identité : hébreu de naissance, égyptien d’adoption, il se cherche, mais accepte ces deux composantes de son identité, et refuse que l’une fasse violence à l’autre. Il se sent donc concerné au premier chef par l’événement auquel il assiste en tant que témoin, qui devrait le laisser indifférent mais qui l’agresse émotionnellement au point qu’il ressent l’urgence de se défendre.
Jusque-ici tout va bien. La vie est simple. Binaire.
Dominants contre dominés, exploiteurs/exploités, bons contre méchants, la
grille de lecture est simple et redoutablement efficace.
Sauf qu’au verset suivant (le lendemain) la situation se
complique : cette fois, c’est un opprimé qui en frappe un autre. On
imagine le trouble de Moché : comment des oppressés, des malheureux, des
victimes, des personnes qui connaissent le goût de l’humiliation et de
l’injustice, peuvent-elles devenir à leur tour les bourreaux d’autres oppressés ?
Comment un hébreu peut-il frapper son frère ?
Cette question, il va se la poser et la poser à l’agresseur.
Ce n’est pas « pour quelle raison, quelle est la nature du conflit/du
différend qui vous oppose ? » mais plutôt comment ne comprends-tu pas
que vous êtes ensemble, liés, et que se battre entre frères relève de
l’autodestruction ?
La réponse qu’il reçoit est terrible : « tu ne
vaux pas mieux que moi, car toi aussi tu es un meurtrier. » Quand on n’a
pas grand-chose à dire pour sa défense, lorsqu’on est pris en défaut la main
dans le sac, en flagrant délit, il n’y a pas beaucoup de marge de manœuvre :
la seule chose à faire est de tenter d’attaquer celui qui fait la leçon en
tentant de le délégitimer. 1) « Tu n’es pas notre prince ni notre
juge » et 2) Je n’ai pas de leçon à recevoir de toi, qui est aussi un
meurtrier.
Le trouble de Moché vient peut-être, comme le suggère une
lecture rapide et superficielle du texte, de ce que « la chose est
connue », et qu’il va bientôt être recherché pour meurtre par toutes les
polices du royaume. Encore une fois, cette lecture est possible et je ne viens
pas réinterpréter pour révéler des secrets cachés dans le texte. Je dis
simplement qu’une autre lecture, plus profonde, est possible : je lis pour
ma part dans la crainte de Moché une angoisse intérieure liée à ses ambitions. « Effectivement
dit-il, cet homme a raison. Je ne suis pas meilleur que les autres. Ni ma
naissance, ni mon éducation ne me placent au-dessus des réactions humaines.
J’essaie de vivre du mieux que je peux, je fais parfois bien ou mal, et je fais
parfois du mal en pensant faire du bien. » « La seule conclusion a en
tirer, c’est que je ne suis pas digne de diriger le peuple juif. Donc je prends
la fuite, loin, je choisis l’exil, là où je serai de toute façon un étranger,
et où mes identités ne me feront plus mal. »
J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer en quoi la naissance
de Moché représentait une variante littéraire classique du thème de la
naissance du héros. J’ai même fait un parallèle amusant puisque très souvent la
lecture de la paracha Chemot tombe aux alentours de Noël, comme cette année.
Un de mes maîtres disait que l’art de la comparaison ne
vaut que si on montre les différences. Il faut donc relire les naissances de
héros dans l’antiquité, au Moyen-Orient ou dans le monde hellénistique, pour
réaliser une différence frappante : les héros bibliques ne sont pas des
conquérants ambitieux assoiffés de pouvoir, de conquêtes et de dominations. Les
héros bibliques, même les plus grands dirigeants, sont des personnages qui,
avant de prendre leur fonction, sont tourmentés par le doute, la crainte de ne
pas être à la hauteur, et le découragement face à l’ampleur de la tâche.
Le fait que Moché doute et prenne la fuite n’est pas
considéré négativement par la Torah. Bien au contraire. C’est la preuve d’une
qualité : l’humilité. Cela annonce la suite : une carrière de
dirigeant tourmenté par le doute malgré ses succès et ses réussites. Un leader
de droit divin, qui ne l’est pas par la naissance mais par le mérite.
Une façon de nous dire que le plus grand guide du peuple
juif n’était ni un dieu, ni un demi-dieu, ni le fils de dieu, ni même un homme
parfait et irréprochable. Sa première qualité est de douter constamment de son
droit à diriger les autres. Comme si le pouvoir n’était bien exercé que par des
gens le détestent profondément.
Chabbat chalom
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