Chers amis,
Chaque civilisation possède ses
"mythes fondateurs", c'est-à-dire la façon dont on explique la raison
pour laquelle on existe et ce que l'on fait ensemble à cet endroit particulier.
Qu'est-ce qui nous lie et pourquoi nos ennemis nous en veulent. Dans des
civilisations pour lesquelles la littérature est essentiellement orale, c'est
par les mythes qu'on transmet une histoire et la conscience d'être un groupe
particulier.
A Roch Hachana, j'avais expliqué en
quoi se singularisaient les mythes juifs qu'on retrouve dans la Torah par
rapport aux autres mythes du Moyen-Orient ancien :
1. La création est le fait d'un seul
Dieu et pas de plusieurs : ce qui nous parait tellement évident aujourd'hui est
à l'époque un "scoop" qui a du en étonner plus d'un : les dieux ne se
reproduisent pas comme les êtres humains, ils n'ont pas besoin de s'accoupler
pour créer, mais un seul peut émettre une activité productrice.
2. Les êtres humains sont créés en
dernier
3. Les être humains ne sont pas les
descendants de plusieurs groupes mais d'un seul ancêtre commun à tous
"afin que personne ne puisse dire que mon ancêtre est plus grand que le
tien" etc.
Cette semaine, après la paracha
Béréchit et ses mythes fondateurs, nous avons la paracha Noah et ses mythes… destructeurs.
Car chaque société/civilisation a aussi besoin de se représenter sa fin
possible, ce qu'il adviendra si les gens ne se comportent pas en conformité
avec les règles fixées par et pour le collectif. Pour le Moyen-Orient ancien,
si les humains sont mauvais, les dieux ou le Dieu enverra une inondation, ce
que nous appelons un "déluge". Je dis "les peuples du MO
ancien" et pas particulièrement les hébreux, parce que le mythe du déluge
contrairement à d'autres passages de la Torah n'est pas un "copyright"
des hébreux : j'imagine que vous avez tous entendu parler de l'épopée de
Gilgamesh dont le texte est plus ancien et provient de Babylonie.
Il n'empêche que ce mythe est
bizarre, et ne correspond pas à la réalité des occupants d'une terre chaude et
désertique : sur la terre d'Israël que nous connaissons, des rives de la
Méditerranée jusqu'au fleuve du Jourdain, le manque d'eau est une donnée
constante, tant par le petit nombre des cours d'eau que par la faiblesse des
précipitations. En Babylonie, l'agriculture est surtout fluviale et basée sur
le rythme des crues du Tigre et de l'Euphrate qui abreuvent les sols et
permettent la culture des céréales. Dans toute la région, les pluies sont très
rares, et sont perçues comme une bénédiction. L'idée qu'il faudrait craindre
une inondation venue du ciel qui détruirait tout, que le ciel "peut nous
tomber sur la tête" est à mon sens une idée qui doit venir de beaucoup
plus au Nord.
S'il fallait choisir entre des mythes
de la destruction finale, punition divine venue du ciel, il me semble que la
destruction de Sodome et Gomorrhe parait plus "authentique"
(j'entends par là conforme à ce qu'on pourrait imaginer de l'époque et de
l'endroit) : une pluie non pas d'eau mais de feu qui se déclenche et englouti
les deux villes. Une intervention divine plus extraordinaire et surnaturelle,
et donc paradoxalement plus crédible, car on ne peut l'attribuer au hasard des
éléments.
Je sais que le déluge d'après la
Torah est sensé avoir détruit tous les êtres vivants sur la terre, alors que la
pluie de feu n'a détruit que deux villes dans le désert près de la mer morte.
Néanmoins, je trouve que la comparaison des deux évènements peut-être très
intéressante, par leurs points communs et leurs différences.
· Dans les deux récits, la punition intervient à cause de perversions
sexuelles : le texte ne le dit pas formellement, mais y fait allusion de
manière suffisamment insistante pour que les midrachim ne paraissent pas
extrapoler outre mesure.
· Dans les deux récits, il y a un survivant qui s'en sort avec sa famille et
qui peut témoigner de ce qu'il a vu, ou plutôt de ce qu'il n'a pas vu puisque
ni Noé (pour qui Dieu a formé l'ouverture derrière lui) ni Lot n'ont eu
l'occasion de regarder la punition s'accomplir.
· Dans les deux récits, le héros principal qui a survécu, s'enivre dès qu'il
est sauvé.
· Dans les deux récits, le héros principal est victime d'une agression
sexuelle alors qu'il est inconscient à cause du vin.
Il y a encore d'autres ressemblances,
mais si on compare avec méthode il faut aussi regarder les différences : après
le déluge, Dieu conclut une alliance les humains. Après Sodome et Gomorrhe,
Dieu conclut une alliance… mais pas avec ceux qui étaient présents, qui eux
disparaissent de la narration (on revient à Abraham).
Lorsqu'on lit les termes de
l'alliance conclue avec Noé et sa descendance (il y a deux versions, une dans
laquelle Dieu se parle à lui-même et une dans laquelle il impose un
"contrat" avec Noah et ses enfants) on peut même se demander si Dieu
n'a pas manqué à sa parole puisqu'il promet qu'il ne changera plus le cours de
la nature pour détruire des humains même s'ils sont mauvais "le penchant
du cœur de l'homme est mauvais depuis sa naissance" ce qu'il fait quelques
générations plus tard à Sodome et Gomorrhe sans aucune référence à sa promesse
antérieure.
On pourrait comparer les deux textes
pendant encore longtemps, mais l'essentiel est je pense compris : les récits de
destructions correspondent, comme les autres récits, à des standards, des
critères, des codes, des conventions littéraires qui passent de peuples en
peuples et de culture en culture et qui se retrouvent parfois sous des formes
différentes dans un même texte, à savoir ici la Torah.
Personnellement je trouve beaucoup de
plaisir à étudier et scruter les textes anciens, mais il faut parfois savoir
lever la tête des livres et nous interroger nous-mêmes et nos semblables pour
mesurer la distance qui nous sépare de ces textes. Il serait très facile de
dire que nous sommes beaucoup plus évolués que les peuples primitifs qui ont
écrit et diffusé ces textes. Mais nous, n'avons nous pas nos propres mythes,
que nous utilisons pour nous effrayer?
Quand j'étais enfant, la guerre
froide faisait que nous étions persuadés que la troisième guerre mondiale était
imminente, avec une apocalypse nucléaire qui s’ensuivrait.
Dans la littérature et le cinéma de science-fiction,
un des thèmes récurrents est d’imaginer le jour où l'intelligence artificielle,
les robots et les ordinateurs prendront le pouvoir sur les humains et les
contrôleront.
Les écologistes nous prédisent des
scénarios catastrophes à plus ou moins long terme : épuisement des ressources
et réchauffement climatique… où l'on retrouve la fameuse inondation !
Evidemment le calendrier Maya sur le
21 Décembre 2012.
Quelles fonctions ont sur nous, comme
sur toutes les autres cultures et civilisations, ces récits apocalyptiques de
la fin des temps? Probablement pas de nous terroriser, mais au contraire de
nous responsabiliser, en nous montrant que la fin n'est pas le résultat d'une
décision divine hors de notre portée, qu'il n'y a pas de fatalité, mais que les
humains possèdent la maîtrise de leur destin et peuvent influencer la façon
dont le récit de l'Histoire, la nôtre, se terminera.
Chabbat chalom
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