Chers amis,
La dernière paracha de Berechit,
Vayehi, relate la scène très émouvante dans laquelle Yaakov se retire, dit
adieu à ses fils et par la même occasion prend congé du lecteur de la Torah.
Comme quasiment tous les personnages de la Torah, il convoque toute sa tribu,
ses enfants, et leur donne sa bénédiction. Comme le veut cette scène
récurrente, une "scène-type" comme j'ai déjà eu l'occasion de la
décrire, les bénédictions consistent surtout en un dévoilement de ce qui
adviendra dans le futur pour chacun d'eux, ou plutôt pour la tribu qu'ils vont
fonder. L'année dernière, j'avais expliqué à quel point la construction de la
narration était travaillée, à travers entre autres l'emploi des verbes de
perception, pour faire ressortir le contraste entre la scène de la bénédiction
des enfants chez Itshak et celle de Yaakov : dans l'une le père est aveugle et
il ne comprend rien à ce qui se passe (la supercherie), dans l'autre le père
est aussi aveugle mais justement il comprend/voit/perçoit ce qui se passe
encore mieux que les assistants qui ont toutes leurs facultés : Efraïm et
Menassé.
Cette année je voudrais m'arrêter sur
la notion de prophétie. Une idée reçue voudrait qu'il y ait 12 bénédictions,
une pour chaque fils. Ne soyez pas surpris demain matin si vous ne voyez pas le
compte : il n'y en a à proprement parler que deux, celles d'Efraïm et Ménaché.
Les autres ne sont pas des bénédictions mais des prophéties, énoncées dans un
style elliptique et poétique :
בראשית פרק מט
(א) וַיִּקְרָא יַעֲקֹב אֶל בָּנָיו וַיֹּאמֶר
הֵאָסְפוּ וְאַגִּידָה לָכֶם אֵת אֲשֶׁר יִקְרָא אֶתְכֶם בְּאַחֲרִית הַיָּמִים:
(ב) הִקָּבְצוּ וְשִׁמְעוּ בְּנֵי יַעֲקֹב וְשִׁמְעוּ
אֶל יִשְׂרָאֵל אֲבִיכֶם:
"Je
vais vous annoncer…"
Comment
comprendre ces paroles?
- J'ai eu une vision du futur, je vais vous la partager (pchat)
- J'ai décidé ce qu'il allait advenir de chacun de vous, et par ces paroles je le fais exister (je rends mon jugement, notamment pour les trois premiers de mes fils)
- Tout est d'ores et déjà prévu, et votre comportement passé influencera l'histoire de votre descendance.
Quoi
qu'il en soit, chacun des vers exprimés fait référence à un épisode précis dans
les livres postérieurs (Juges, Samuel, Rois…)
Pardon
de briser un peu la magie et le merveilleux des textes, mais depuis bien
longtemps on sait que ce que nous appelons communément "prophéties"
au sens restreint, c'est-à dire divination et annonciation du futur, ont en
fait été rédigées à une époque tardive et mise dans la bouche de personnages
anciens, ce qui n'enlève rien de leur portée (on trouve une
"étiologie", c'est-à dire une explication symbolique à un état de fait
politique et géographique de la population à un moment donné), mais pose un
problème à tous ceux qui considéraient naïvement que la valeur d'une prophétie
se trouve dans la fiabilité de ses prévisions, dans son taux de réussite. Pour
ceux-là, ce qui fait la véracité, l'authenticité du message de la Torah, c'est
que les prophéties annoncées antérieurement se sont réalisées, et donc les
autres, celles qui prédisent le retour des exilés et le rétablissement de la
royauté à Sion, se réaliseront aussi.
Si
j'avais plus de temps pour développer, je dirais que ce que la Torah appelle
"prophéties" est un message à caractère politique et/ou
éthique/religieux délivré par des prophètes qui étaient des personnages publics
reconnus et pour certains ayant une fonction officielle à la cour du roi,
lesquels messages n'avaient pas pour but premier d'annoncer l'avenir mais de
décrire le présent, ce qui n'était pas au goût de tout le monde et avait déjà à
l'époque un caractère subversif.
J'avais
envie de parler des prophéties ce soir car la semaine dernière on m'a offert un
livre apparemment très populaire : « Le code d'Esther».
Bernard
Benyamin est un journaliste connu et reconnu, qui met son image de sérieux et
de professionnalisme au service d'une théorie fumeuse déjà connue et répandue
depuis des années. La thèse du livre : au moment d'être pendu, un des dix
condamnés du procès de Nuremberg crie à l'assistance "aujourd'hui c'est la
fête des juifs, c'est Pourim 1946". Qu'a-t-il voulu dire? S'agit-il d'un
message codé? La réponse est oui, car dans le texte de la méguila d'Esther à la
fin, on énonce les noms des 10 fils d'Aman qui furent pendus après leur père, et
dans leur nom il y a des lettres plus petites (comme cela arrive fréquemment
dans les textes liturgiques). Si on fait la somme de ces lettres on obtient
5707, soit la date hébraïque qui correspond à 1946. Moralité : les prophéties
de la Tora sont vraies, tout est écrit, Dieu existe, repentez-vous car la fin
du monde approche.
Ce
livre, présenté comme une enquête palpitante digne de Dan Brown est une somme
d'âneries plus grosses les unes que les autres, et il est difficile de tout
énumérer. Je vais essayer de procéder avec méthode et parler de trois ou quatre choses :
- Sur le fond : c'est faux, la somme des lettres donne effectivement 707, mais le grand Vav est utilisé pour 5000. Pourquoi? Pas d'explication : Zohar/cabbale = mystère et écran de fumée.
- Suite d'entretiens où les personnages intéressants (Annette Wieworka et Régine Waintrater) côtoient des rabbins fumistes qui font leur pub depuis des années grâce aux codes de la Torah et autres idioties "poudre aux yeux, parmi lesquels le plus célèbre est encore Ron Chaya. Où l'on apprend, entre autres, que les nazis étaient fascinés par les juifs et se sont intéressés à leur culture, leurs langues et leurs textes.
- L'éditeur de Mein Kampf s'appelait Max Amann : preuve irréfutable ! mais preuve de quoi? Haman est le personnage au premier plan, à l'origine du projet, pas un obscur conseiller !
- 10 criminels nazis pendus à Nuremberg : l'évènement était déjà prévu dans la Méguila. Or s'il y a un texte de la tradition juive qui ne doit pas être rapproché de la Shoah c'est bien celui-là! Car la Méguilah est l'histoire d'une extermination qui n'a jamais eu lieu, et dans laquelle les juifs se sont retournés contre leurs agresseurs !
Le
témoignage et le parcours de Bernard Benyamin sont assez touchants : bouleversé
par la mort de sa mère, il prend le chemin de la synagogue de son quartier pour
la première fois afin de dire Kaddich. Apparemment fragilisé par ce deuil, et
par son ignorance du judaïsme, il tombe dans l'escarcelle d'un ou plusieurs
"mentors" qui vont lui donner des cours accélérés de judaïsme pour
les nuls et le manipuler au service de leur "cause" : annoncer
au monde qu'il n'existe pas de hasard et que tout est déjà écrit dans la Torah.
Je passe sur la théologie à 2 francs que cela implique et qui n'est pas abordée
(si Dieu a tout prévu et tout voulu, alors la Shoah aussi?) pour en venir à ce
qui est pour moi la plus grande catastrophe, pire encore que l'utilisation de
la Shoah à des fins douteuses : il ressort de ce livre que n'importe quel nazi
parano et obsédé par les juifs en savait plus sur le judaïsme, sur ses textes
fondateurs et leur symbolique qu'un intellectuel juif français du début du
XXIème.
C'est un
constat triste et amer mais aussi paradoxalement un message d'espoir puisque
tant que des livres aussi pauvres et débiles que celui-ci auront du succès en
librairie on aura besoin de rabbins éclairés pour mettre à nu toutes les
faiblesses de l'argumentation et la vacuité des tentatives de jouer les
pseudo-Nostradamus de pacotille en devinant des évènements déjà passés.
Chabbat chalom