Vayehi 5773


Chers amis,

La dernière paracha de Berechit, Vayehi, relate la scène très émouvante dans laquelle Yaakov se retire, dit adieu à ses fils et par la même occasion prend congé du lecteur de la Torah. Comme quasiment tous les personnages de la Torah, il convoque toute sa tribu, ses enfants, et leur donne sa bénédiction. Comme le veut cette scène récurrente, une "scène-type" comme j'ai déjà eu l'occasion de la décrire, les bénédictions consistent surtout en un dévoilement de ce qui adviendra dans le futur pour chacun d'eux, ou plutôt pour la tribu qu'ils vont fonder. L'année dernière, j'avais expliqué à quel point la construction de la narration était travaillée, à travers entre autres l'emploi des verbes de perception, pour faire ressortir le contraste entre la scène de la bénédiction des enfants chez Itshak et celle de Yaakov : dans l'une le père est aveugle et il ne comprend rien à ce qui se passe (la supercherie), dans l'autre le père est aussi aveugle mais justement il comprend/voit/perçoit ce qui se passe encore mieux que les assistants qui ont toutes leurs facultés : Efraïm et Menassé.

Cette année je voudrais m'arrêter sur la notion de prophétie. Une idée reçue voudrait qu'il y ait 12 bénédictions, une pour chaque fils. Ne soyez pas surpris demain matin si vous ne voyez pas le compte : il n'y en a à proprement parler que deux, celles d'Efraïm et Ménaché. Les autres ne sont pas des bénédictions mais des prophéties, énoncées dans un style elliptique et poétique :
בראשית פרק מט

(א) וַיִּקְרָא יַעֲקֹב אֶל בָּנָיו וַיֹּאמֶר הֵאָסְפוּ וְאַגִּידָה לָכֶם אֵת אֲשֶׁר יִקְרָא אֶתְכֶם בְּאַחֲרִית הַיָּמִים:
(ב) הִקָּבְצוּ וְשִׁמְעוּ בְּנֵי יַעֲקֹב וְשִׁמְעוּ אֶל יִשְׂרָאֵל אֲבִיכֶם:
"Je vais vous annoncer…"
Comment comprendre ces paroles?

  • J'ai eu une vision du futur, je vais vous la partager (pchat)
  • J'ai décidé ce qu'il allait advenir de chacun de vous, et par ces paroles je le fais exister (je rends mon jugement, notamment pour les trois premiers de mes fils)
  • Tout est d'ores et déjà prévu, et votre comportement passé influencera l'histoire de votre descendance.


Quoi qu'il en soit, chacun des vers exprimés fait référence à un épisode précis dans les livres postérieurs (Juges, Samuel, Rois…)

Pardon de briser un peu la magie et le merveilleux des textes, mais depuis bien longtemps on sait que ce que nous appelons communément "prophéties" au sens restreint, c'est-à dire divination et annonciation du futur, ont en fait été rédigées à une époque tardive et mise dans la bouche de personnages anciens, ce qui n'enlève rien de leur portée (on trouve une "étiologie", c'est-à dire une explication symbolique à un état de fait politique et géographique de la population à un moment donné), mais pose un problème à tous ceux qui considéraient naïvement que la valeur d'une prophétie se trouve dans la fiabilité de ses prévisions, dans son taux de réussite. Pour ceux-là, ce qui fait la véracité, l'authenticité du message de la Torah, c'est que les prophéties annoncées antérieurement se sont réalisées, et donc les autres, celles qui prédisent le retour des exilés et le rétablissement de la royauté à Sion, se réaliseront aussi.

Si j'avais plus de temps pour développer, je dirais que ce que la Torah appelle "prophéties" est un message à caractère politique et/ou éthique/religieux délivré par des prophètes qui étaient des personnages publics reconnus et pour certains ayant une fonction officielle à la cour du roi, lesquels messages n'avaient pas pour but premier d'annoncer l'avenir mais de décrire le présent, ce qui n'était pas au goût de tout le monde et avait déjà à l'époque un caractère subversif.

J'avais envie de parler des prophéties ce soir car la semaine dernière on m'a offert un livre apparemment très populaire : « Le code d'Esther».

Bernard Benyamin est un journaliste connu et reconnu, qui met son image de sérieux et de professionnalisme au service d'une théorie fumeuse déjà connue et répandue depuis des années. La thèse du livre : au moment d'être pendu, un des dix condamnés du procès de Nuremberg crie à l'assistance "aujourd'hui c'est la fête des juifs, c'est Pourim 1946". Qu'a-t-il voulu dire? S'agit-il d'un message codé? La réponse est oui, car dans le texte de la méguila d'Esther à la fin, on énonce les noms des 10 fils d'Aman qui furent pendus après leur père, et dans leur nom il y a des lettres plus petites (comme cela arrive fréquemment dans les textes liturgiques). Si on fait la somme de ces lettres on obtient 5707, soit la date hébraïque qui correspond à 1946. Moralité : les prophéties de la Tora sont vraies, tout est écrit, Dieu existe, repentez-vous car la fin du monde approche.

Ce livre, présenté comme une enquête palpitante digne de Dan Brown est une somme d'âneries plus grosses les unes que les autres, et il est difficile de tout énumérer. Je vais essayer de procéder avec méthode et parler de trois ou quatre choses :

  1. Sur le fond : c'est faux, la somme des lettres donne effectivement 707, mais le grand Vav est utilisé pour 5000. Pourquoi? Pas d'explication : Zohar/cabbale = mystère et écran de fumée.
  2. Suite d'entretiens où les personnages intéressants (Annette Wieworka et Régine Waintrater) côtoient des rabbins fumistes qui font leur pub depuis des années grâce aux codes de la Torah et autres idioties "poudre aux yeux, parmi lesquels le plus célèbre est encore Ron Chaya. Où l'on apprend, entre autres, que les nazis étaient fascinés par les juifs et se sont intéressés à leur culture, leurs langues et leurs textes.
  3. L'éditeur de Mein Kampf s'appelait Max Amann : preuve irréfutable ! mais preuve de quoi? Haman est le personnage au premier plan, à l'origine du projet, pas un obscur conseiller !
  4. 10 criminels nazis pendus à Nuremberg : l'évènement était déjà prévu dans la Méguila. Or s'il y a un texte de la tradition juive qui ne doit pas être rapproché de la Shoah c'est bien celui-là! Car la Méguilah est l'histoire d'une extermination qui n'a jamais eu lieu, et dans laquelle les juifs se sont retournés contre leurs agresseurs !


Le témoignage et le parcours de Bernard Benyamin sont assez touchants : bouleversé par la mort de sa mère, il prend le chemin de la synagogue de son quartier pour la première fois afin de dire Kaddich. Apparemment fragilisé par ce deuil, et par son ignorance du judaïsme, il tombe dans l'escarcelle d'un ou plusieurs "mentors" qui vont lui donner des cours accélérés de judaïsme pour les nuls et le manipuler au service de leur "cause" : annoncer au monde qu'il n'existe pas de hasard et que tout est déjà écrit dans la Torah. Je passe sur la théologie à 2 francs que cela implique et qui n'est pas abordée (si Dieu a tout prévu et tout voulu, alors la Shoah aussi?) pour en venir à ce qui est pour moi la plus grande catastrophe, pire encore que l'utilisation de la Shoah à des fins douteuses : il ressort de ce livre que n'importe quel nazi parano et obsédé par les juifs en savait plus sur le judaïsme, sur ses textes fondateurs et leur symbolique qu'un intellectuel juif français du début du XXIème.

C'est un constat triste et amer mais aussi paradoxalement un message d'espoir puisque tant que des livres aussi pauvres et débiles que celui-ci auront du succès en librairie on aura besoin de rabbins éclairés pour mettre à nu toutes les faiblesses de l'argumentation et la vacuité des tentatives de jouer les pseudo-Nostradamus de pacotille en devinant des évènements déjà passés.

Chabbat chalom

Mikets 5773


Chers amis,

Dans une dracha précédente sur la Genèse je définissais le personnage de Joseph comme un personnage féminin. Je donnais à cela plusieurs raisons:
1.     Il ressemble à sa mère, Rachel, qui était de grande beauté.
2.     Contrairement à ses frères il est le fils qui ne travaille pas dans les champs, il reste à l’intérieur, dans la tente, en compagnie des femmes. Position féminine de la gardienne du foyer.
3.     Il se distingue par un vêtement particulier (koutonet passim) dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est qu’il est différent de tous les autres, ceux de ses frères.
4.     Il est victime de violence de la part de ses frères qui le déshabillent.
5.     Il est jeté dans un puits, symbole féminin dans la littérature du Proche-Orient ancien (fertilité, sexualité féminine etc.)
6.     En Egypte il est acheté par un maître et il réussit dans une fonction de gestion de la maison (fonction féminine)
7.     Il est victime de harcèlement sexuel et même d’une tentative de viol de la part de la femme de Putiphar.

Inutile de préciser que lorsque je parle de personnage féminin il n’est question ni de sexe ni de genre, mais d’un rapport au monde particulier qui se caractérise par une certaine douceur, une fragilité, mais aussi un véritable génie pour les fonctions traditionnellement dévolues aux femmes : la gestion du foyer, l’organisation des tâches, l’optimisation des ressources, des recettes et des dépenses. Littéralement, étymologiquement, cette fonction c’est l’économie (mot composé de deux mots grecs qui signifient « loi de la maison » ou « administration du foyer »).

Une dimension qui m'avait échappée et qui m'est apparue à la relecture de la paracha Mikets cette année, c'est que Joseph voit l'histoire comme une succession de cycles. Les rêves de Pharaon, sept vaches ou sept épis de blé, auraient pu être interprétés de mille manières. Lui choisit de donner à ces objets une dimension temporelle : un cycle de sept ans et un autre de sept ans. Ce chiffre sept lié à l'agriculture fait évidemment allusion à la règle de la chemita, l'année sabbatique obligatoire règle que l’on trouve à la fin du Lévitique. Mais la réaction enthousiaste de Pharaon fait penser que Joseph fait plus que trouver la solution d’un problème, une interprétation à un rêve : il apporte à l’Egypte une nouvelle façon de voir et de considérer le temps.

L’Egypte est une superpuissance politique, militaire et économique, qui se croit invincible sur le plan de la production et donc de la croissance économique, puisque ses récoltes ne dépendent pas des pluies mais des crues du fleuve. Même les années sans pluie, l’économie n’est pas en danger tant que le fleuve continue à irriguer les champs qui l’entourent grâce à un astucieux réseau de canaux. Une civilisation aussi confiante dans l’avenir peut légitimement se croire invincible puisque non tributaire des aléas du climat.

A l’inverse le jeune Joseph est issu d’une famille de nomades, qui eux ont beaucoup voyagé et rencontré d’autres cultures, et d’autres façons de pratiquer l’agriculture.

Ce que Joseph annonce à Pharaon, au-delà de l’interprétation d’un rêve qui est l’expression littéraire, narrative de quelque chose de beaucoup plus profond puisque ce qui se joue ici est la rencontre de deux civilisations que tout oppose, ce qu’il annonce donc à Pharaon et qui lui fait l’effet d’une révélation tient en ceci : le monde qui t’entoure fonctionne suivant des cycles, et toi, ne te crois pas au-dessus des lois de la nature. Jusqu’à présent, tu voyais l’histoire comme la succession des évènements qui doivent perpétuer ta suprématie sur le territoire connu. Ton règne, et après toi ta dynastie, n’auront pour seul objectif que d’assurer cette domination qui vous revient de droit, et tout retard ou empêchement ne seront que des accidents, des accros dans ce long règne destiné à durer pour l’éternité. Moi, en tant qu’héritier d’une vieille famille nomade, je viens t’annoncer quelque chose d’extraordinaire : la vie -l’histoire- n’est pas un long fleuve. Elle est au contraire une succession de périodes, de crises, d’époques fastes et d’époques malheureuses, de périodes de croissance économiques et de récessions plus ou moins longues, et tu n’as pas, tu n’auras jamais la maîtrise du temps. Tes dieux sont des animaux qui représentent un des domaines de l’existant (le dieu du soleil, le dieu du fleuve etc.) qui sont tous nécessaires à la vie, mais aucun d’eux, pris séparément, n’a le pouvoir de se passer des autres. Moi je viens de la part d’un Dieu qui maitrise le temps, et qui te fait la grâce de t’annoncer ce que personne de ton entourage n’ose te dire : tu es maître de beaucoup de choses, tu es très puissant et des millions de gens t’obéissent. Mais tu n’auras jamais la maîtrise du temps, et des cycles qui s’écoulent en faisant l’histoire.
קהלת פרק ג
(ד) עת לבכות ועת לשחוק עת ספוד ועת רקוד:
Ecclésiaste 4, 3: “Un temps pour pleurer et un temps pour rire, un temps pour se lamenter et un temps pour danser;”

Maintenant que tu sais cela, tu peux choisir de ne pas l’accepter, de te draper dans l’illusion de ta toute puissance et de ta toute suffisance, et en quelques années tu causeras ta perte et celle de tout ton pays. Ou alors tu choisis de l’accepter et de t’adapter, de ruser, de prévoir. Ce n’est pas très compliqué et c’est un conseil qui par sa simplicité ridiculise tous les conseillers de Pharaon : tant que les récoltes sont bonnes, fait des réserves, des économies, qui te serviront pour les jours maigres, en attendant que les jours fastes reviennent. Car ils reviendront.

Le danger avec le message de Yossef, c’est qu’il peut nous apparaître comme simpliste, évident, et connu de tous, alors qu’il ne l’est pas. S’il l’était, personne ne serait en surendettement, en dépression, ou ne ferait de tentative de suicide à cause du désespoir. S’il l’était, il y aurait peut-être des crises économiques, mais sûrement pas de crise financière.

Le message de Yossef est désespérément vrai, pour Pharaon, mais aussi pour lui : il y a un temps pour tout, des cycles, des périodes : un temps pour être le fils détesté et rejeté par ses frères, et un temps pour faire fortune dans la maison de son maître. Un temps pour pourrir en prison, un temps pour réussir en politique au plus haut niveau. Et au moment du passage de l’histoire familiale/tribale à l’histoire collective, un temps pour être accueilli très chaleureusement en Egypte, et un temps pour qu’un nouveau roi se lève « qui ne connaissait pas Yossef » et que le pays d’accueil se transforme en terre d’asservissement et d’oppression.

Attention ! Dire cela n’est pas adhérer à une conception pessimiste voire nihiliste de l’histoire dans laquelle il n’y aurait qu’un enchaînement de cycles sur lesquels les hommes n’auraient aucune influence ! L’histoire n’est pas un éternel recommencement. Mais l’attitude de l’homme devant l’histoire doit être celle d’un être constamment sur ses gardes et jamais dans l’illusoire confort d’une stabilité éternelle et définitive.

Le psaume que nous lisons à Hanouka est le psaume 30, qui n’a aucun rapport avec Hanouka à part le titre, mais apparemment les sages ont conclu qu’il convenait particulièrement à la période du solstice d’hiver pour assurer et affirmer que l’hiver ne durera pas éternellement :

Psaume.  Cantique de la dédicace du temple; par David.
5 Chantez l’Eternel, vous ses fidèles, rendez grâce à son saint nom;
 6 car sa colère ne dure qu’un instant, mais sa bienveillance est pour la vie; le soir dominent les pleurs, le matin, c’est l’allégresse.
 7 J’avais dit en ma quiétude: "Jamais je ne chancellerai."

Chabbat chalom

Hanouka 5773


Chers amis,

Dans l'actualité de ces dernières semaines, une info faisait état d'un soi-disant "scoop": le Pape aurait annoncé que Jésus ne serait pas né en l'an un mais quelques années plus tôt, notre calendrier actuel serait basé sur les calculs erronés d'un moine du IV° siècle dont je n'ai pas retenu le nom. J'avoue que je n'ai pas très bien compris en quoi consistait le scoop puisque c'est quelque chose qu'on sait depuis des années (peut-être est-ce le fait que cela soit reconnu par le Pape), mais cela m'a fait penser à un autre scoop que j'ai appris pendant mes études de la bouche de séminaristes protestants avec lesquels nous nous initions au dialogue judéo-chrétien : non seulement Jésus n'est pas né en l'an un, mais en plus il n'est pas né à Noël (J'espère ne pas choquer ou décevoir certains, si c'est le cas bouchez-vous les oreilles car je vais bientôt m'attaquer à Hanouka).

En effet, à aucun moment dans les Evangiles n'est précisé la date de naissance de Jésus, le rapprochement s'étant fait bien des années après la rédaction des textes fondateurs, par un mécanisme très bien connu des anthropologues : les pères de l'Eglise voyant qu'ils n'arrivaient pas à faire cesser les célébrations de la fête païenne des "saturnales" car le peuple, même christianisé depuis quelques générations y était trop attaché, choisirent de la "récupérer" en la christianisant, en fixant artificiellement cette date comme étant la date d'apparition de leur sauveur pour lui donner un contenu théologique et symbolique acceptable pour le christianisme. La fête païenne ne fut pas annulée ni interdite mais simplement vidée de son contenu et "habillée" d'une nouvelle manière. Cela je crois que tout le monde le sait depuis longtemps, ce qui n'empêche pas les chrétiens de célébrer encore aujourd'hui à Noël la naissance de Jésus comme on peut fêter un anniversaire sur le plan symbolique.

Ce qui m'importe c'est de dire qu'une fête dans laquelle on allume des lumières à l'approche du solstice d'hiver, au moment le plus froid et le plus sombre de l'année, lorsque les jours sont les plus courts, n'est pas l'invention de telle ou telle culture et que personne ne peut en revendiquer le monopole. Dans toutes les cultures, depuis que l'Homme existe, on tente de se rassurer au plus profond de l'hiver, en allumant des feux, en dansant, en chantant, en mangeant. On attend la fin de l'hiver, le retour du printemps et du soleil, en regardant d'un œil inquiet les réserves de nourriture et en espérant tenir jusque-là. En un certain sens, dire que cette coutume est païenne n'est pas plus correct que de dire qu'elle est chrétienne, juive ou autres : elle est avant tout humaine, et répond à des craintes que chacun de nous a en soi : la peur du noir, de la solitude, de l'abandon, du froid, de la rigueur incontrôlable des éléments etc.

Est-ce que je surprendrai quelqu'un en affirmant que Hanouka est la version juive de cette coutume, et que les juifs ne possèdent pas le brevet d'invention des bougies et des chansons?

Il suffit de se pencher de près sur les sources de cette fête pour comprendre qu'il n'y a quasiment aucun rapport entre la ou les victoires de Macchabées et la légende de la fiole d'huile qui dure 8 jours. Les victoires militaires sont consignées dans des livres qui n'ont volontairement pas été inclus dans le canon biblique par les sages de Yavné au IIème siècle, probablement pour des raisons politiques. Le miracle de la fiole d'huile vient d'un texte tardif du Talmud de Babylone dans le traité Chabbat, probablement pour les mêmes raisons que les chrétiens et Noël : il existe une coutume/célébration à laquelle le peuple est très attaché et qu'on ne pourra pas supprimer, alors autant lui donner un contenu juif. Attention : dire cela c'est certes briser un mythe, une histoire "merveilleuse" à laquelle les enfants sont très attachés, mais ce n'est pas dire qu'il est inutile de célébrer Hanouka, au contraire ! Car le message de la tradition reste toujours moderne et actuel : le combat des "meatim moul rabim", du petit nombre contre les multitudes, le questionnement autour de la part d'identité juive ou occidentale en chacun de nous, la lumière qui éclaire les ténèbres, tout cela ne saurait être remis en cause sous le prétexte que le miracle de l'huile est une pure invention datant de l'époque talmudique.

Mais ce qui me préoccupe aujourd'hui en tant qu'éducateur est d'un autre ordre. En regardant vers les autres traditions et leurs célébrations je vois pointer un danger que vous reconnaîtrez facilement : de la même manière qu'à une époque les célébrations furent vidées de leur contenu originel pour être emplies d'un autre contenu, nous vivons une époque à laquelle elles sont à nouveau vidées… pour rester désespérément vides. Il suffit de voir ce que la société chrétienne a fait de la fête de Noël pour prendre la mesure de ce retour en arrière, non pas au paganisme mais encore bien avant, à un espèce de vide cultuel et culturel dans lequel les "fêtes de fin d'année" perdent toute force évocatrice ou civilisatrice pour devenir une espèce de coquille vide. Une belle coquille, dans laquelle les lumières, les repas de famille et les cadeaux ne sont plus un moyen mais un but en soi, pour masquer, détourner l'attention et faire penser à autre chose au lieu d'exprimer et de répondre à cette crainte ancestrale, animale, ce désespoir qui nous atteint tous au plus profond de l'hiver.

Il est inutile de se voiler la face : les maux qui atteignent notre société postchrétienne nous ont déjà atteints depuis longtemps. Dans la plupart des foyers qui fêtent encore Hanouka on ne le voit plus que comme le "Noël juif".

Poser ce constat c'est dire une banalité que tout le monde reconnait. Le déplorer, c'est ce que font plus ou moins tous les responsables religieux bien qu'ils soient conscients de leur impuissance. Chercher des solutions pour tenter de limiter les dégâts et inverser la tendance, dans un cercle limité et restreint est la seule attitude qui soit un tant soit peu constructive.

Autant le dire tout de suite, ne croyant pas aux miracles en général et à celui de Hanouka en particulier, je ne possède pas de recette magique pour faire en sorte qu'un enfant s'imprègne du sens de la fête et de sa symbolique profonde en allumant des bougies et en avalant un beignet. Mais je sais de façon certaine qu'il est possible d'apprendre des erreurs et des contre-exemples pour développer pragmatiquement une façon de faire… ou de ne pas faire.

Je vais surprendre et peut-être choquer. Même avec les meilleures intentions du monde, on peut faire énormément de mal à un enfant en lui offrant un cadeau. En lui donnant à croire que cela lui est dû, que même s'il ne l'a pas mérité ses désirs doivent être exaucés et respectés à la lettre, en alimentant la compétition avec les autres camarades (celui ou celle qui aura le dernier modèle, le plus grand, le plus cher…) au lieu de lui enseigner la valeur de l'échange et du partage, en lui offrant des moyens de s'isoler et de se couper des autres plutôt que de se sociabiliser, bref, on n'offre pas des cadeaux comme on offre des bonbons ou du chocolat. La minute de bonheur que voyez briller dans les yeux de votre enfant ne doit pas se payer à crédit sur le compte de son éducation, de son équilibre et de son rapport à l'insatisfaction de ses désirs immédiats.

Je ne suis pas en train de vous dire qu'il ne faut pas offrir de cadeaux, mais simplement que, comme chacun des actes de la vie quotidienne dans le judaïsme, chaque cadeau doit être pensé, réfléchi et apprécié avant d'être échangé.

Concrètement, en réfléchissant à l'organisation d'une fête pour les enfants à Maayane Or, je refuse depuis le début que Hanouka se résume à une distribution de cadeaux, car Hanouka n'est pas et n'a jamais été une "fête des enfants" où le seul but serait de leur faire plaisir. J'insiste pour que chaque Hanouka soit placé sous le signe de l'action concrète, de l'échange, de la réflexion sur la façon d'aider et de donner plus que sur la façon de recevoir, car recevoir tous les enfants le savent.

Est-il nécessaire de le rappeler? Hanouka en hébreu signifie "inauguration". Un mot qui évoque une construction, un œuvre, un long travail avant d'arriver à fêter quelque chose. Pour que Hanouka soit réussi, il faut donc le préparer longtemps à l'avance, le construire, le préparer, le réfléchir, la fête en elle-même n'étant que le parachèvement d'un long processus dont le but est de faire de nos enfants non pas des récipients prêts à recevoir toujours plus, mais des petites flammes brûlantes prêtes à éclairer et allumer d'autres flammes à leur tour.

Chabbat chalom et Hanouka sameah

Vayichlah 5773


Chers amis,

Parmi les nombreux sujets de la paracha Vayichlah, la rencontre de Yaakov avec son frère, son combat avec l'ange, le viol de Dina et la destruction de la ville de Shkhem, en cherchant un sujet original à traiter j'ai choisi de parler de quelque chose qui fait l'objet de très peu de commentaires. Non pas la rencontre, mais la non-rencontre de Yaakov avec sa famille.

La dernière fois que Yaakov voit ses parents, c'est à la paracha Toledot, lorsqu'il s'enfuit après avoir volé la bénédiction à son frère, et après avoir reçu une autre bénédiction, "officielle" celle-là, de son père. Pour sa mère, il ne s'agit que d'une fuite temporaire, qui doit durer "yamim ahadim" c’est-à dire quelque temps, le temps que son frère Essav se calme, et accessoirement, pour faire d'une pierre deux coups, qu'il revienne avec une femme qui ne sera pas "une des benot kenaan". Rivka, pour bien s'assurer qu'elle aura des nouvelles de son fils et qu'il rentrera le plus tôt possible, lui dira même "j'enverrai quelqu'un te chercher…"

Et à partir de ce moment-là, plus rien. Le lien est totalement rompu entre Yaakov et sa famille. Il n'a aucune nouvelle d'eux pendant les 20 ans qu'il passe auprès de Laban. C'est la raison pour laquelle il tremble tellement en revenant : il est persuadé que son frère lui en veut comme au premier jour, et est encore prêt à le tuer. Sur ce silence de la famille, la Torah reste muette. S'il n'y avait quelques lignes sur l'enterrement d'Itzhak auquel assistent ses deux fils, on croirait que Yaakov n'a plus jamais revu les siens, à part son frère qu'il craint tellement et dont il s'éloigne dès qu'il peut.

Une des difficultés avec la Torah, est que nous sommes tellement habitués à l'histoire que nous oublions de poser les bonnes questions. Nous connaissons l'histoire de Yaakov, contraint de rester 20 ans en exil, mais pourquoi pendant ces 20 ans n'y a-t-il aucune communication entre lui et sa famille? Evidemment, on peut penser que les deux pays étaient coupés et que les communications étaient beaucoup moins rapides et simples qu'aujourd'hui, c'est un lieu commun. Mais dire que les communications sont impossibles, c'est faux, surtout pour des nomades qui vivent des échanges et du commerce sur la route de la soie. Dans le proche orient ancien on communique par lettres ou par messagers.

Ici il arrive quelque chose d'assez rare : sans commentaire rabbinique, nous sommes livrés à nous-mêmes pour essayer non pas de comprendre, mais au mois de proposer quelques explications plausibles.

  1. Pour Rachi, le mot « ahadim » signifie 7ans, ce qu’il justifie par un verset de la même paracha, lorsque Yaakov travaille pour épouser Rachel : « ces 7 ans furent pour lui comme quelques jours (ahadim) »
  2. Essav ne s'est jamais calmé, donc pas de raison de faire revenir Yaakov. 
  3. Imaginons : il y a rupture. De chaque côté. Triangle (car Essav ne compte pas : 1) il a une raison d'en vouloir à son frère, et 2) il ne quitte pas ses parents.)

Itzhak en veut à Yaakov de lui avoir menti.
Yaakov a honte de ce qu'il a fait à son père, et en veut à sa mère responsable de cette situation.
Mais Rivka? D’après le midrach, elle envoie Deborah, qui accompagne Yaakov, et meurt le même jour qu'elle.
Pour quelle raison Yaakov en arrivant ne rend pas visite à ses parents? C'est carrément une non-visite. Comme si ce non-acte était un acte en lui-même.

Il vient de vivre 20 ans d'exil. Cela rappelle quelqu'un. Joseph, lui aussi 20 ans (environ). La première chose que dit Joseph : "je suis Joseph, est-ce que mon père vit toujours?". Dès qu'il le peut il le fait venir. Yaakov, après 20 ans, ne rend pas visite à ses parents. Les rabbins ont vu dans cette mystérieuse "nourrice Dvorah" une allusion à la mort de Rivka. Mais la vérité est que Rivka disparaît totalement du récit, sans être morte (plus tard Yaakov dira qu'elle est enterrée dans le caveau de Makhpela, mais le texte ne nous dit pas "Rivka est morte tel jour à tel endroit".

De plus, Yaakov s'est enfin décidé à rendre visite à son père à sa mort. Mais le texte ne nous donne pas le récit d'une conversation entre les deux. Peut-être même qu'à son arrivée Itzhak était déjà mort !
C’est une coupure pour un enfant qui ne serait jamais parti sans un évènement déclencheur.

En comparant les deux frères dans leurs descriptions -et en « oubliant » volontairement la façon dont le Midrach les décrit- on voit que l’un est tourné vers l’extérieur et l’autre vers l’intérieur, c’est du moins comme cela que le texte construit l’opposition entre les eux.

Essav est sportif, chasseur, viril.
Yaakov est casanier, dans les jupes de sa mère, il fait la cuisine, c’est-à dire adopte une posture féminine.
Son/ses épreuves chez Laban vont constituer une espèce de « tikkoun », une réparation à but pédagogique sur le principe de l’axiome juridique « midah kenegued midah » : tu ne travaillais pas, maintenant tu vas travailler. Tu étais à l’intérieur, maintenant tu seras à l’extérieur. Tu te croyais rusé et malin, tu vas trouver plus arnaqueur que toi.

Si je devais apporter mon midrach personnel, je dirais que sur la question de la rupture de lien avec ses parents le texte de la Torah en fait porter la responsabilité à Yaakov. Le fait que les fils à Papa et Maman aient besoin, un jour ou l’autre de couper brutalement les ponts avec leurs parents pour vivre leur propre vie et leurs propres expériences, le fait que cette rupture se fasse aussi sous forme d’un éloignement géographique n’est pas en soi répréhensible. Ce qui l’est, c’est de ne pas donner de nouvelles, car les parents ne savent même pas s’il est mort ou vivant. Sur quoi je me base pour dire que la Torah reproche cette faute à Yaakov ? Sur la suite de l’histoire, toujours sur un principe de « midah kenegued midah » : tu ne donnes pas de nouvelles à tes parents pendant 20 ans ? Toi aussi tu auras un fils qui ne donnera pas de nouvelles pendant 20 ans : Joseph.

Aux niveaux symbolique et psychologique, la question soulevée ici par le texte est la question des rapports parents/enfants et de la nécessaire séparation, qui est parfois vécue par l’une des parties, ou par les deux, comme un déchirement traumatisant. En ce sens, les rapports entre Rivka/Itshak et leur fils Yaakov sont du même ordre que ceux d’Abraham avec Itshak (Akeda). Ce thème est aussi suggéré par différents éléments du texte : que ce soit le décès de Sarah auparavant ou la mort de Rachel en donnant naissance à son fils Benjamin, ou l’histoire affreuse de Dina qui lui arrive parce qu’elle est sortie, la séparation parents/enfant est particulièrement travaillée dans ce texte comme dans quasiment tous les contes pour enfants : une séparation difficile mais obligatoire pour éviter des rapports de fusion qui peuvent aller jusqu’à l’inceste, tabou universel et interdit biblique absolu et irréductible.

C’est cela je crois, la force et le génie de la Torah : chacun des récits mythiques et légendaires vient illustrer une Loi qui apparaît plus tardivement dans le texte.

Chabbat chalom

Vayetsé 5773


Chers amis,

Cette semaine, en relisant la paracha Vayetsé, j'ai pensé à un conte de notre enfance, dans lequel le héros, un petit bonhomme, réussit à ne pas se perdre dans la forêt grâce à un stratagème : il jette des petits cailloux sur le chemin pendant qu'il marche, et réussit par ce biais à retrouver le chemin de sa maison et rentrer chez lui. Je ne me souviens plus si "Le petit Poucet" fait partie des contes analysés par Bruno Bettelheim dans son livre "Psychanalyse des contes de fées", mais j'ai pensé à lui en me rendant compte que le personnage central de Vayetsé, Yaakov, ce jeune homme expulsé de chez lui qui va faire une longue route tout seul, qui va subir un long exil à l'étranger pour ne revenir que 20 ans plus tard, a aussi parsemé sa route de pierres.

1. La première nuit qu'il passe dehors, "à la belle étoile", il met des pierres "autour de sa tête" (s'en sert-il d'oreiller?). En se réveillant il n'y a plus qu'une seule pierre, avec laquelle il fait un autel, suite au rêve de l'échelle.
2. Puis lorsqu'il arrive à destination, qu'il rencontre sa cousine Rachel autour d'un puits, il l'aide à abreuver son troupeau en soulevant une énorme pierre.
3. Enfin, lorsqu'il s'enfuit de chez Lavan avec sa famille et son troupeau, que Lavan le rattrape sur une montagne et qu'ils ont une explication houleuse, il décide de symboliser leur accord de non-agression mutuel par une pierre/des pierres disposées en rond "Gal 'ed".

Ici s'arrête la comparaison avec le petit Poucet, car Yaakov n'utilise pas les pierres pour retrouver son chemin, c'est le contraire : les pierres sont sur sa route, comme elles sont sur la route de n'importe qui, et lui se charge de les utiliser, de leur donner un sens, une direction.

Si je disposais de plus de temps, et d'un autre format, je pourrais prouver par une longue suite de citations bibliques comme d'articles d'archéologie, qu'une grande "mahloquet"/division sépare les peuples du Moyen-Orient : ceux qui construisent avec des pierres, et ceux qui construisent avec des briques faites à partir d'argile. Il suffit de lire les récits de la Tour de Babel et des constructions en Egypte pour savoir de quel côté se situe le peuple de la Torah. Les constructeurs à partir de briques ont une mauvaise réputation : ils transforment la matière pour empiler leurs bâtiments, cherchent à construire toujours plus haut et à défier le ciel, ils emploient des ouvriers qu'ils font souffrir etc.

Comment dit-on brique en hébreu? Levéna. Lavan.

L'opposition entre Yaakov et son oncle qui essaie de le rouler et de l'escroquer n'est pas seulement l'affrontement de deux personnes, mais est proposée aussi, par le biais de messages envoyés par l'écriture littéraire du texte, comme une opposition entre deux civilisations. D'un côté, une civilisation dans laquelle la technologie et déconnectée de la nature et l'esprit humain pallie au manque de ressources naturelles pour créer des matériaux nouveaux qui serviront de base à des constructions gigantesques.
De l'autre côté, une civilisation qui s'obstine à utiliser les ressources naturelles à sa disposition, et uniquement elles, comme base et pilier de toute construction. La pierre, même taillée par l'homme, reste un minéral pur issu directement de la création.

Pour Yaakov, la communication avec Dieu ne se fait pas dans des palais pourvus d'œuvres d'art, d'or et de pourpre. Lorsque Dieu veut lui parler il fait dresser une échelle sur la pierre sur laquelle il s'est endormi. La pierre, c'est le lieu, Makom (Makom étant un des noms de Dieu). La suite du texte ainsi que la lecture midrachique nous fait interpréter le texte comme si "par hasard" il s'était retrouvé sur un endroit particulièrement saint, et en s'en rendant compte il serait désolé de s'être endormi là plutôt qu'ailleurs. Mais on n'est pas obligé de suivre cette interprétation et on peut tout-à-fait considérer que chaque fois qu'un individu se retrouve seul dans la nature, dans la nuit totale, il est en présence du Makom.

De même, la pierre qui est sur le puits, peut avoir deux raisons :
1. Pour éviter les disputes
2. Pour que seuls les hommes forts puissent se servir de l'eau en premier.

Le geste de Yaakov pour Rachel peut-être lu dans une symbolique sexuelle et de fertilité : le puits d'eau est un symbole féminin par excellence. Or la nature de Rachel est d'être stérile. C'est la force de Yaakov qui va lui permettre de se délivrer de cette stérilité. Le texte "annonce" la suite de l'histoire par la métaphore de la pierre qui bloque l'accès au puits.

Enfin la pierre peut servir de frontière, de barrière naturelle entre deux territoires distincts, comme une chaine de montagnes peut le faire. Un monument de pierre peut rester un temps indéfini en témoignage d'une alliance (voire les menhirs, les dolmens, les statues de l'ile de Pâques etc).

Tout cela pour dire quoi? Que si la Bible avait choisi de placer Yaakov sous le signe de la brique, il aurait comme destin d'être fragile, vite construit, vite détruit et vite oublié (comme toutes les cités construites en argile… ou l'expression "un colosse aux pieds d'argile"). Le fait que la Torah décide de placer Yaakov, et donc ses enfants, sous le signe de la pierre symbolise un édifice sur lequel ni le temps ni les catastrophes ne peuvent avoir de prise : les édifices en pierre peuvent brûler, les fondations restent, les pierres ne fondent pas ni n'éclatent sous l'effet de la chaleur. Lorsqu'un envahisseur souhaite détruire une civilisation et la remplacer par la sienne, il ne détruit que le haut des édifices de pierre pour garder les fondations et construire un nouveau bâtiment au-dessus (c'est mon interprétation des paroles de celui qui se prend pour un prophète : "tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église…").

La pierre est indestructible, car si on tente de raser un édifice de pierre, le fait qu'il soit posé sur la terre rappelle que la fondation est en fait la création elle-même.

L'utilisation du mot pierre dans la trame du récit narratif n'est qu'un des nombreux signes du fait que l'auteur cherche à nous transmettre le fait que la construction initiée par Yaakov (non pas le temple de Bet-El fait à partir d'une pierre "Even", mais la construction à partir d'une partie du mot Even : Ben le fils, sachant que le mot Banah est construire…), la construction dont Yaakov jette les bases, les fondements, les fondations est éternelle et traversera toutes les épreuves, parce qu'elle est intrinsèquement liée à la nature de la création, comme le minéral qui résiste à toutes les tentatives de destruction.

Chabbat chalom

Toledot 5773


Chers amis,

La paracha Toledot est extrêmement riche en évènements importants et fondamentaux pour la suite du récit : le mariage d'Itzhak et de Rebecca, la stérilité, la naissance des jumeaux Esaü et Jacob, les relations entre Itzhak et Avimelekh le roi des philistins, le rapport qu'entretient Itzhak avec l'héritage de son père (en rouvrant les puits qui avaient été creusés par Avraham et comblés depuis), la compétition entre les deux frères pour le droit d'aînesse et la bénédiction, et enfin l'exil de Jacob, tous ces évènements sont décrits en quelques lignes et commentés en des milliers de pages pour leurs significations historiques, psychologiques ou encore ésotériques. Ceux qui savent porter sur le texte un regard neuf et sans préjugés reconnaîtront que les personnages qui nous servent de modèles, d'ancêtres, de référent sont tout sauf des saints intègres et justes. Ce sont des humains, avec leurs faiblesses, leurs défauts, leurs sentiments pas toujours nobles, leurs maladresses et leurs erreurs. La famille qui nous est présentée dans le texte n'est pas du tout la famille idéale que nous rêvons d'avoir, mais une famille qui nous ressemble et à laquelle on peut largement s'identifier.

Le texte sur lequel je voudrais me concentrer ce soir est celui connu universellement sous le nom de "épisode du plat de lentilles" : vous en connaissez en gros les détails : l'opposition entre les deux frères dès la naissance, Essav le fort, chasseur, violent, qui est un "homme des champs", et Jacob un homme simple qui reste dans les tentes. Jacob est en train de cuisiner un plat rouge, Essav rentre de la chasse épuisé et mort de faim lui demande de "l'abreuver" de ce plat, et Jacob ne consent à lui en donner que s'il accepte de l'échanger contre sa "bekhora" expression obscure qu'on traduit généralement par "droit d'ainesse" sans qu'on comprenne exactement ce que cela recouvre, (peut-être que cela ne recouvre rien d'autre qu'un jeu de mot avec la suite puisque "Bekhora" est l'anagramme de "Berakha" : "bénédiction" ce qui lie une histoire avec la suivante).

Mais ce qui m'intéresse c'est un détail de la narration : le mot lentille n'apparait pas tout de suite mais à la fin, et le Midrach cherche et trouve une explication sur ce plat (comme chaque détail compte, ils cherchent à savoir pourquoi Yaakov cuisinait des lentilles ce jour là).

C'était le jour de la mort d'Avraham.

Quel rapport? Le plat de lentilles est le plat de deuil par excellence, comme tous les aliments ronds (les œufs) car ils représentent le cycle de la vie. Autre explication : l'endeuillé mange des aliments ronds car ils symbolisent un visage qui n'a pas de bouche, or l'endeuillé ne doit pas répondre lorsqu'on lui dit bonjour (אסור בשאילת שלום). Plus généralement, la douleur ressentie lors d'un deuil ne s'exprime pas, elle se vit de l'intérieur.

C'était le jour de la mort d'Avraham, nous dit Rachi, qui cite un Midrach que je n'ai pas pu localiser. La mort d'Avraham racontée à la fin de la paracha précédente :
בראשית פרק כה

(ז) וְאֵלֶּה יְמֵי שְׁנֵי חַיֵּי אַבְרָהָם אֲשֶׁר חָי מְאַת שָׁנָה וְשִׁבְעִים שָׁנָה וְחָמֵשׁ שָׁנִים:
(ח) וַיִּגְוַע וַיָּמָת אַבְרָהָם בְּשֵׂיבָה טוֹבָה זָקֵן וְשָׂבֵעַ וַיֵּאָסֶף אֶל עַמָּיו:
(ט) וַיִּקְבְּרוּ אֹתוֹ יִצְחָק וְיִשְׁמָעֵאל בָּנָיו אֶל מְעָרַת הַמַּכְפֵּלָה אֶל שְׂדֵה עֶפְרֹן בֶּן צֹחַר הַחִתִּי אֲשֶׁר עַל פְּנֵי מַמְרֵא:

Le nombre des années que vécut Abraham fut de cent soixante-quinze ans. 8 Abraham défaillit et mourut, dans une heureuse vieillesse, âgé et satisfait; et il rejoignit ses pères. 9 Il fut inhumé par Isaac et Ismaël, ses fils, dans le caveau de Makpéla, dans le domaine d'Efrôn, fils de Çohar, Héthéen, qui est en face de Mambré.

Ce ne pouvait être que ce jour. Il serait mort "prématurément" à l'âge de 175 ans alors qu'il aurait du vivre plus (au moins 180 comme son fils), et cette mort prématurée serait un acte de bonté à son égard afin qu'il ne voie pas son petit-fils Essav devenir mauvais, et qu'il ne soit pas témoin des luttes fratricides entre ses enfants. Car Dieu lui avait promis "seiva tova", une heureuse vieillesse. Or voir ses enfants se déchirer et sa famille voler en éclats ne peut être considérer comme "seiva tova". Comme si tout ce qu'il avait patiemment construit sa vie durant se détruisait devant ses yeux.

Ce commentaire est plutôt surprenant pour deux raisons :
- la mort lui est donnée comme un bienfait "pour qu'il ne voit pas cela" or Avraham a déjà reçu l'annonce que sa descendance sera retenue en esclavage en Egypte, et doit donc savoir que ce qui se passe n'est que le prélude de la "descente aux enfers" qui se terminera par la libération au temps de Moché.
- le commentaire semble assumer le fait que lorsqu'on est mort, on ne voit plus rien. Où est la vie après la mort, si chère aux enseignements rabbinique? Peut-être est-elle renvoyée à l'époque de la résurrection des morts.

Quoi qu'il en soit, ce qui nous est présenté comme une des pires choses qu'un homme puisse vivre est d'assister impuissant à des scènes de déchirement et de violence entre ses enfants ou petits-enfants. Tout plutôt que cela.

Pourquoi ? Ici, ce qui est passionnant c'est que le Midrach abandonne un instant ses considérations politiques pour une réflexion psychologique sur la paternité et les rapports parents-enfants qui, parce qu'elle touche l'homme et pas l'ancêtre archétypal de nombreux peuples est paradoxalement beaucoup plus universelle.

Je m'explique : s'il se vit comme un "ancêtre", le personnage Abraham vu par les juifs devrait se réjouir du départ de son fils Ishmaël pour privilégier son fils Yitzhak, et du fait que Yaakov reçoive la bénédiction à la place d'Essav, puisque le Avraham "vu par les juifs" a tout intérêt à ce que sa descendance réalise la promesse divine et que le peuple d'Israël soit celui qui porte et réalise l'Alliance par l'accomplissement des commandements de la Torah. De la même manière que l'Avraham "vu par les musulmans" a intérêt à ce que sa descendance légitime se fasse par Ishmaël etc.

Malgré cela le Midrach choisit d'expliquer la mort d'Avraham avant le début de ces histoires "pour qu'il ne voie pas cela, et que cela ne lui fasse pas trop de peine". Avant les considérations politiques, il y a les considérations humaines. On pourra expliquer à Avraham en long et en large qu'il faut prendre parti pour untel au détriment d'untel, les deux seront toujours ses enfants, et il les aime tous les deux. Le mieux pour lui est donc de ne pas assister à cela.

Je crois pouvoir dire que nous sommes un certain nombre à envier Avraham. Avoir la "chance" de ne pas assister à des guerres fratricides. Avoir la "chance" de ne pas devoir choisir son camp et de le défendre envers contre tout, même contre ses propres frères ou cousins éloignés. Dans une période de conflit armé, comme à chaque fois (et malheureusement Israël a déjà une longue expérience du sujet), la raison nous commande de prendre partie pour les nôtres et de tenter de les défendre par tous les moyens dont nous disposons, fussent-ils dérisoires. En Israël même un formidable élan de générosité et de solidarité fait que les habitants du Nord et des zones protégées ouvrent leurs maisons pour accueillir les habitants du Sud qui désirent se reposer un peu des alertes. Pour les juifs de la diaspora, on nous demande de militer suivant nos moyens pour aider les nôtres, en faisant des dons ou en protestant contre des journalistes jugés partiaux, contre des campagnes de "boycott et de désinformation", pour expliquer que cette guerre est juste, et qu'Israël a raison, ce qui est probablement vrai.

Mais ce qui est aussi vrai, c'est que le cœur de chaque parent saigne en assistant impuissant à des scènes de violence, de destruction et de mort des deux côtés, car au-delà de la politique il y aura toujours l'humain.

Chabbat chalom

Hayé Sarah 5773 (par Maayane meyer)


"La Vie de Sarah" que je traduirai plutôt par "Deux mariages et un enterrement" ou encore "Sois belle et tais-toi".

C'est ainsi en effet que j'aborde cette paracha : autour d'une présence /absence, d'une vie marquée par sa part prophétique c'est vrai, mais surtout par sa part humaine, de femme tout simplement.
Voici donc une saga, celle de Imanou, notre 1ère matriarche.
Et alors qu'elle devait nous conter les évènements d'une vie, eh bien elle commence par un enterrement ! Et justement celui de l'héroïne ! Comme pour dire que c'est de son absence dont il va être question, comme d'ailleurs dans les parachiot précédentes comme je vais vous le rapporter d'après le texte même.

Sarah commence à être citée comme épouse. Epouse d'Abraham, fils de Terah, chef du clan quittant Ur Quasdim, pays idôlatre.
Les midrashim la mettent en scène soit comme demi-sœur d'Abraham, soit comme sa nièce ... bref elle n'existe que par rapport à ……
Elle suit le mouvement du clan mené par son époux et arrive en Egypte où, très cavalièrement, pour se sauver et sauver sa tribu, Abraham la déclare comme étant sa sœur plutôt que sa femme…..
Le même scénario se produit un peu plus tard devant le roi Abimelek ……
Sarah, objet, que l'on prend, que l'on donne, qu'on ne considère que par les avantages qu'on peut en tirer, à savoir principalement son apparence, sa beauté !
Ajouté à cela, sa stérilité, c'est-à-dire son impuissance à engendrer, à transmettre.
Femme donc décrite comme n'ayant pas de vie propre. N'étant en rien actrice de son histoire.
Commentaire désabusé vous en conviendrez, mais tout-à-fait possible.
Mais voilà, c'était sans compter sur Dieu, un Dieu plus féministe qu'il n'y parait !
Lorsque Sarah est livrée de manière assez peu élégante par Abraham au Pharaon, eh bien, Dieu fait en sorte que rien ne se passe entre elle et le monarque. Il envoie une série de plaies à l'Egypte que le Pharaon décrypte et attribue au "rapt" de Sarah appartenant déjà à un autre homme.
Et nous avons droit au même scénario, plus tard, avec Avimelek.
Dieu se manifeste donc. Il redresse le cours de l'histoire des Bnei Israel que les hommes, Abraham pour être précis, allaient détourner de son but.  
Puis, quand Abraham reçoit la visite des anges, il demande à Sarah de préparer le repas. Elle s'y s'empresse !
Sarah n'y est toujours pour rien ………

Elle commence vraiment à être sujet lorsque la naissance d'un fils lui est annoncé (ce n'est encore pas d'elle que ça vient, même si on voit bien que Dieu veille sur elle) : elle rit ! C'est sa manière à elle d'exprimer ce qu'intimement elle ressent. Elle pose enfin un acte dont elle est responsable !
Elie Munk avance une interprétation un peu iconoclaste : ce vocable signifierait "fait rire". Eprouverait-elle de la honte devant les autres ? "Que va-t'on penser de moi ?" se dit-elle.
Mais tenons-nous en à l'interprétation classique : son fils, Isaac portera le nom de son désir. C'est en tant que mère, c'est-à-dire d'origine de l'engendrement, qu'elle marquera cet épisode de la saga des Bnei Israel : elle sera mère malgré la nature, elle défendra devant Abraham, sa position de femme légitime face à sa rivale Hagar et surtout elle affirmera la place de son fils Isaac car elle pressent –et c'est là que son don de prophétie se révèle-, qu'il est l'héritier et le seul vrai porteur du message divin.
D'ailleurs, Abraham est contraint de céder à cette parole car une nouvelle fois, c'est Dieu "en personne" si j'ose dire, qui donne du "kavod" à Sarah en enjoignant Abraham d'honorer et de  respecter les dires de Sarah. C'est elle qui détient le cours de l'Histoire.
Là, on  peut enfin dire que Sarah est la prophétesse n°1 de notre Histoire, puisque par son action, elle révèle le futur. Jacques Lacan dit une jolie chose à ce sujet :    
"La Révélation comme telle, à savoir la parole comme porteuse de vérité".
Mais revenons aux 1er versets de la paracha et continuons : la vie de Sarah est condensée en quelques mots nous signifiant ………. sa mort.
Sarah, que la naissance d'un fils a couronné sa vie de femme, eh bien Sarah s'entend dire –soit par le diable, dit un midrash, soit par la "rumeur" que son fils, son unique vient d'être tué par son propre époux…
Tout ce à quoi elle a adhéré sa vie durant, tout ce qui lui donnait un sens, s'effondre : le respect et la fidélité à son époux, l'amour de son fils, la foi en ce Dieu qui s'est révélé à elle …… Tout ça pourquoi ?
Car ce n'est ni le sacrifice d'Isaac (pseudo en réalité) ni l'épreuve infligée à Abraham qui s'avèrera mortelle ;  non, la victime c'est elle qui voit sa vie, ses 127 ans, ses certitudes, ses espoirs anéantis…. Elle n'est plus soutenue par rien…. Elle renonce à la vie.

Alors, c'est vrai, elle a droit à un bel enterrement de la part d'Abraham qui ne lésine pas sur les moyens ni financiers (il insiste pour acheter à prix fort le caveau), ni spirituels (il veut que Sarah soit la 1ère à être ensevelie près d'Eve et d'Adam afin d'initier un rite funéraire universel).
Et pour couronner ce qui s'intitule "La vie de Sarah", deux mariages : celui d'Isaac avec Rébecca (Isaac n'est donc pas mort et elle, Sarah, serait morte pour rien ?) et, celui, ironie de tout, d'Abraham avec Ketoura qui, selon le midrash, n'est autre que Hagar, honnie par Sarah.

Je vous l'accorde, ces commentaires très personnels sont un peu déprimants. D'autres existent, plus rassurants. Je vous invite à les consulter afin d'édulcorer ce regard assurément trop sombre.……..

M.A. Meyer
Novembre 2012

Vayéra 5773 (par Romain Nouchi)


Cette semaine, nous lisons la paracha Vayera, paracha dans laquelle se trouvent quelques passages assez terribles.  Je pense notamment aux habitants de Sodome qui, agglutinés au seuil de la porte de Lot, tambourinant leur haine, leur violence et leur dépravation, se voient proposer pour être apaisés, par Lot lui-même, ses filles, encore vierges dit-il, en pâture « je vais les faire sortir vers vous, faites-leur ce que bon vous semble ». Je pense également à ces deux mêmes filles qui, après la destruction de Sodome et Gomorrhe, croient en la fin de l’humanité sur  terre, et dans le souci de perpétuer de la race humaine enivrent leur père pour en abuser sexuellement et enfanter de lui. Mais le passage qui m’a le plus interpellé ce shabbat n’est pas moins terrible puisse qu’il s’agit d’Abraham, qui entend la voix de Dieu, lui réclamant Isaac, son fils, en holocauste. Il me revient en mémoire les mots de mon rabbin, je le cite « la Torah n’est pas un livre pour les enfants ».

D’après les commentaires du Rambam, Maïmonide sur la Michna Avot, Dieu soumets Abraham à 10 épreuves, et le sacrifice de son fils, ou plutôt le non sacrifice, en est l’ultime. Nous en connaissons tous le dénouement, et malgré cela ce non acte nous semble relever d’une foi aveugle et déraisonnablement fanatiques. De fait, pour mieux comprendre ce texte, nous devons faire l’effort d’oublier tout ce que nous en savons, à fin de l’analyser minutieusement, sans préjugé, mot après mot, pour s’apercevoir qu’il en est autrement.

Chapitre 22, fin du premier verset, Dieu appela : « Abraham ! » Il lui répondit «hinéni, me voici ». Ce « me voici » nous dit Rachi, exprime la façon dont répondent les gens entiers prêts à tout assumer.

Dieu lui demande « prend s’il te plaît ton fils, ton unique, que tu aimes, Isaac, et va vers la terre de Moria. Fait le monter là-bas en holocauste, sur une des montagnes que je t’indiquerai ».

Alors qu’il avait fait preuve de tant de ténacité et de vigueur lorsqu’il avait négocié avec Dieu la survie de ne serait-ce que de 10 hommes dans les villes de Sodome et Gomorrhe, cette fois-ci, très étonnamment, Abraham acquiesce. Mais au travers de ce monologue de Dieu, d’un Dieu cruel, puisqu’il demande à son serviteur le sacrifice de son enfant, le midrash incorpore la voix d’Abraham pour laisser place un dialogue nous rendant cet acquiescement beaucoup moins passif :

Dieu dit : « prends ton fils ».
« J’ai deux fils. Lequel dois-je prendre ? »
« Ton unique ! »
« Chacun est le fils unique de sa mère. »
« Celui que tu aimes ! »
« Je les aime tous les deux ! »
« Je veux dire Isaac. » Répondit Dieu.

Abraham persuadé qu’il doit céder l’un de ses enfants, marchandera, maladroitement peut-être, pour essayer de sauver l’un d’eux, son préféré.

Ensuite lorsque Dieu lui dit vers la terre de Moria, sur l’une des montagnes que Je t’indiquerai, cela nous donne une localisation très approximative, nous apprenant que le lieu, n’est toujours pas défini. Abraham, suit l’ordre, du moins ce qu’il en perçoit, et part, ne sachant pas vraiment où il va, et pour la deuxième fois Dieu emploi le terme lekh lekha, va pour toi. Ce va pour toi, n’est pas nécessairement la quête d’un endroit d’un lieu, d’un mouvement dans l’espace, mais plutôt une recherche vers soi, pour soi, la quête d’un profond changement, d’un bouleversement.

Puis l’ordre suprême qui est donnée par Dieu à Abraham est de lui sacrifier, en holocauste là-bas son fils, aimé, unique. Mais nous connaissons tous l’épilogue de cette épisode biblique, l’enfant aura la vie sauve ! Or il nous est très difficile de concevoir une parole divine incertaine, revenant sur ses promesses (en l’occurrence celle de l’assurance à Abraham qu’il aura une grande descendance), ou donnant ordres et contre-ordres (la demande du sacrifice d’Isaac, puis la rétractation de cette demande).

En fait, les contradictions entre ce que Dieu dit, et ce qu’il fait, proviennent en réalité d’Abraham, et de sa conception encore fragile de la paternité. C’est son cœur de père blessé, qui interprète la parole de Dieu, dans le sens de l’immolation. D’ailleurs, le texte littéral ne parle pas d’holocauste, mais de «montée », « monte le en montée/monte le en élévation », lui demande Dieu. Or, monter, ne signifie pas forcément immoler, mais élever une offrande vers Dieu. Et Dieu, dans la patience de sa miséricorde, accepte le regard déformé que l’homme porte sur Lui.

Ce qu’Abraham entend du message divin, n’est pas tout de suite juste, et il se peut qu’il soit prisonnier d’une certaine image, d’une certaine idée qu’il se fait, non pas de la parole divine, mais  de l’objet de cette  parole. De même que nous, lecteurs, lorsque nous découvrons cette « non demande » de sacrifice, nous pensons d’emblée, qu’il s’agit bien d’un sacrifice humain. Peut-être que dans un premier temps, Abraham a eu cette même tentation, par souci de foi et de fidélité de s’imaginer que ce lui demande Dieu, ne peut être autre chose, en termes de garantie de son amour pour Lui, que le don de ce qu’il a de plus précieux. C’est un déchirement pour le lecteur, car tout porte à croire, comme le signale le Gaon de Vilna ainsi que de nombreux commentateurs, que Abraham est bien décidé à sacrifier son fils.

Abraham donc bien décidé se lève tôt le matin, il sangle son âne, prend deux jeunes gens avec lui, Isaac son fils, prend du bois pour l’holocauste et va vers l’endroit dont Dieu lui a parlé. Un endroit toujours inconnu. Mais Alors qu’a-t-il entendu et où va-t-il ?

Le midrash Hagadol nous apporte une réponse : le prophète nous dit-il, est d’abord un homme de mémoire, parce qu’il sait entendre une même chose plusieurs fois, jusqu’à ce que son écoute s’affine, et qu’il perçoive ce qui devait être reçu. Abraham est un prophète, et en tant que prophète, il entend une parole que d’autres peuvent également entendre. Le prophète lui, donne un autre sens aux mots, il perçoit dans le message ce que d’autres ne peuvent percevoir. Un peu comme un artiste qui voit le monde de manière étonnamment différente des autres : là où nous ne voyons rien, ou bien des choses banales, eux en sont profondément atteints, et lorsqu’ils les exposent, ces choses deviennent évidentes, ou parfois pas, lorsque nous refusons d’entendre. Parce nous ne faisons pas cet effort, parce nous ne voulons rien changer, que ce changement nous fait peur et que nous nous confortons par paresse peut-être dans nos habitudes bien rassurantes.

Trois jours s’écoulent, trois jours durant lesquels Abraham et le groupe marche vers ce lieu inconnu, il tâtonne, sans un mot, sans un échange dans une tension pesante. Puis Abraham aperçoit l’endroit de loin, demande à ses serviteurs de rester là, tandis que le jeune homme et lui iront jusque là-bas, se prosterner, et ils reviendront vers eux. Pour Rachi, le fait qu’il soit stipulé « nous reviendront » laisse penser qu’Abraham prophétise qu’il ne sacrifiera pas son fils. Mais nous pouvons également penser qu’Abraham est dans l’incertitude, dans le doute, en recherche permanente et dans l’attente, dans l’espoir d’une issue plus juste.

Abraham prit le bois pour holocauste et le mit sur Isaac son fils. Il prit en main le feu et le couteau, et ils allèrent à deux ne faisant qu’un. Le couteau du sacrifice qui est généralement traduit par sakine, est ici traduit par hamaakhelét le couteau, le couvert qui sert à manger. Les sages nous disent qu’il s’agit d’une métaphore, illustrant  cette relation dévorante qu’Abraham entretient avec son fils, il l’aime d’un amour étouffant, qui ne laisse aucune autonomie à l’autre, aucun espace de vie.

D’après les «Dou ché’arim » qui sont des commentaires des premiers grands maîtres hassidiques, l’expression «et ils marchèrent tous deux ne faisant qu’un»,   traduit un peu cette même idée : il y a entre le père et le fils une tentation presque fusionnelle qui  bride la liberté du fils l’empêchant de s’inscrire dans une histoire personnelle.

Fin du sixième verset : « papa » !
« Me voici », dit Abraham, une fois de plus ce « me voici » nous présente un homme prêt à assumer toutes les responsabilités qui lui incombent.
Isaac le questionne :
« Voici le feu, le bois, mais où est l’agneau pour holocauste » ?
« Dieu pourvoira lui-même l’agneau pour holocauste, mon fils ». Et ils allèrent tous deux ensembles.

Personnellement je trouve cette scène insoutenable. Après trois jours de mutisme total, le père bourreau, fait porter à son fils, sa future victime, les ustensiles qui serviront à son sacrifice. Je ne peux m’empêcher de penser à ces films de gangsters, où le brigand oblige son captif à porter la pelle qui lui servira à creuser sa propre tombe.

Une perspective peu engageante pour Isaac. Ils sont donc en route, et il semble convenu entre le père et le fils qu’il soit question du sacrifice d’un agneau. Arrivé vers l’endroit, Abraham construit un hôtel, ligature son fils et, une fois prêt, il lève la main, saisit le couteau pour égorger son fils, nous retenons notre souffle... Et in extremis, avant que nous fermions les yeux pour ne pas assister à la scène terrible, un ange de Dieu l’appelle du ciel et dit : « Abraham! Abraham!» Me voici !

Si l’ange l’appelle 2 fois c’est peut-être qu’il s’adresse à l’ancien Abraham, celui de la montée, de l’élévation, et au nouveau, celui qui va faire une grosse bêtise par cet acte de foi, celui qui doit réinterpréter la parole divine qu’il a entendue. L’ange stoppe Abraham, l’empêchant d’agir, pour lui permettre un temps de répit, de recul pour réfléchir. L’ange a bien conscience qu’Abraham craint Dieu, mais la crainte peut-être parfois mauvaise conseillère. On ne fait plus complètement face à la situation, on n’écoute plus une ultime fois la parole divine, on ne fait que répéter le sens que nous voulions donner à cette parole, et ce dès le début.

Au 13e verset, Abraham lève les yeux et voit, et voici un bélier ! Mais le verset ne nous dit pas exactement qu’il a vu un bélier : « il a vu, et voici, que le contenu de sa vision était un bélier ». Les rabbins nous suggèrent qu’il aurait pu voir autre chose, notamment un agneau, mais c’est un bélier qu’il a vu. Le contenu d’une vision dépend beaucoup du conditionnement de la personne. Il arrive également que lorsqu’on met une parole en application nous lui trouvons un autre sens.

Abraham dénoue l’épreuve et de sa vision dépendait la survie d’Isaac. C’est alors qu’Abraham va rompre cette mauvaise unité père-fils. Ce n’est pas l’agneau (l’animal-fils) qui est sacrifié, mais le bélier (l’animal-père). Ce qu’Abraham a accompli et mis en œuvre marque une histoire réussie jusque-là, mais elle doit désormais être prolongée par l’œuvre du fils qui apporte sa propre compréhension, et ses différences. Le père doit accepter un certain moment de se mettre en retrait, en sacrifiant sa trop grande présence qui encombre l’enfant, afin de lui laisser la place d’exister, et de construire sa propre histoire. En sacrifiant le bélier, l’animal adulte, Abraham nous prouve qu’il reste en dépit de son âge, un homme capable d’élever, de faire grandir et de léguer un héritage à son fils, dans les meilleures conditions. Le père possessif étant symboliquement immolé, les liens captifs sont tranchés et Isaac est rendu à sa propre autonomie responsable. Abraham peut alors devenir pleinement père. Désormais il ne sera plus employé l’expression « à deux ne faisant qu’un », mais « ensemble » ne faisant qu’un.

CHABBAT CHALOM