Cette
semaine, nous lisons la paracha Vayera, paracha dans laquelle se trouvent
quelques passages assez terribles. Je
pense notamment aux habitants de Sodome qui, agglutinés au seuil de la porte de
Lot, tambourinant leur haine, leur violence et leur dépravation, se voient
proposer pour être apaisés, par Lot lui-même, ses filles, encore vierges dit-il,
en pâture « je vais les faire sortir vers vous, faites-leur ce que bon vous
semble ». Je pense également à ces deux mêmes filles qui, après la
destruction de Sodome et Gomorrhe, croient en la fin de l’humanité sur terre, et dans le souci de perpétuer de la
race humaine enivrent leur père pour en abuser sexuellement et enfanter de lui.
Mais le passage qui m’a le plus interpellé ce shabbat n’est pas moins terrible
puisse qu’il s’agit d’Abraham, qui entend la voix de Dieu, lui réclamant Isaac,
son fils, en holocauste. Il me revient en mémoire les mots de mon rabbin, je le
cite « la Torah n’est pas un livre pour les enfants ».
D’après
les commentaires du Rambam, Maïmonide sur la Michna Avot, Dieu soumets Abraham
à 10 épreuves, et le sacrifice de son fils, ou plutôt le non sacrifice, en est
l’ultime. Nous en connaissons tous le dénouement, et malgré cela ce non acte
nous semble relever d’une foi aveugle et déraisonnablement fanatiques. De fait,
pour mieux comprendre ce texte, nous devons faire l’effort d’oublier tout ce
que nous en savons, à fin de l’analyser minutieusement, sans préjugé, mot après
mot, pour s’apercevoir qu’il en est autrement.
Chapitre
22, fin du premier verset, Dieu appela : « Abraham ! » Il lui répondit «hinéni, me voici ». Ce « me voici »
nous dit Rachi, exprime la façon dont répondent les gens entiers prêts à tout
assumer.
Dieu
lui demande « prend s’il te plaît ton fils, ton unique, que tu aimes, Isaac, et
va vers la terre de Moria. Fait le monter là-bas en holocauste, sur une des montagnes
que je t’indiquerai ».
Alors
qu’il avait fait preuve de tant de ténacité et de vigueur lorsqu’il avait
négocié avec Dieu la survie de ne serait-ce que de 10 hommes dans les villes de
Sodome et Gomorrhe, cette fois-ci, très étonnamment, Abraham acquiesce. Mais au
travers de ce monologue de Dieu, d’un Dieu cruel, puisqu’il demande à son
serviteur le sacrifice de son enfant, le midrash incorpore la voix d’Abraham
pour laisser place un dialogue nous rendant cet acquiescement beaucoup moins
passif :
Dieu
dit : « prends ton fils ».
«
J’ai deux fils. Lequel dois-je prendre ? »
«
Ton unique ! »
«
Chacun est le fils unique de sa mère. »
«
Celui que tu aimes ! »
« Je
les aime tous les deux ! »
« Je
veux dire Isaac. » Répondit Dieu.
Abraham
persuadé qu’il doit céder l’un de ses enfants, marchandera, maladroitement
peut-être, pour essayer de sauver l’un d’eux, son préféré.
Ensuite
lorsque Dieu lui dit vers la terre de Moria, sur l’une des montagnes que Je
t’indiquerai, cela nous donne une localisation très approximative, nous
apprenant que le lieu, n’est toujours pas défini. Abraham, suit l’ordre, du
moins ce qu’il en perçoit, et part, ne sachant pas vraiment où il va, et pour
la deuxième fois Dieu emploi le terme lekh
lekha, va pour toi. Ce va pour toi, n’est pas nécessairement la quête d’un
endroit d’un lieu, d’un mouvement dans l’espace, mais plutôt une recherche vers
soi, pour soi, la quête d’un profond changement, d’un bouleversement.
Puis
l’ordre suprême qui est donnée par Dieu à Abraham est de lui sacrifier, en
holocauste là-bas son fils, aimé, unique. Mais nous connaissons tous l’épilogue de cette épisode
biblique, l’enfant aura la vie sauve ! Or il nous est très difficile de
concevoir une parole divine incertaine, revenant sur ses promesses (en l’occurrence
celle de l’assurance à Abraham qu’il aura une grande descendance), ou donnant
ordres et contre-ordres (la demande du sacrifice d’Isaac, puis la rétractation
de cette demande).
En fait, les contradictions entre ce que Dieu dit, et ce qu’il
fait, proviennent en réalité d’Abraham, et de sa conception encore fragile de
la paternité. C’est son cœur de père blessé, qui interprète la parole de Dieu,
dans le sens de l’immolation. D’ailleurs, le texte littéral ne parle pas d’holocauste,
mais de «montée », « monte le en montée/monte le en élévation », lui demande
Dieu. Or, monter, ne signifie pas forcément immoler, mais élever une offrande
vers Dieu. Et Dieu, dans la patience de sa miséricorde, accepte le regard
déformé que l’homme porte sur Lui.
Ce qu’Abraham
entend du message divin, n’est pas tout de suite juste, et il se peut qu’il
soit prisonnier d’une certaine image, d’une certaine idée qu’il se fait, non
pas de la parole divine, mais de l’objet
de cette parole. De même que nous,
lecteurs, lorsque nous découvrons cette « non demande » de sacrifice, nous
pensons d’emblée, qu’il s’agit bien d’un sacrifice humain. Peut-être que dans un
premier temps, Abraham a eu cette même tentation, par souci de foi et de
fidélité de s’imaginer que ce lui demande Dieu, ne peut être autre chose, en
termes de garantie de son amour pour Lui, que le don de ce qu’il a de plus
précieux. C’est un déchirement pour le lecteur, car tout porte à croire, comme
le signale le Gaon de Vilna ainsi que de nombreux commentateurs, que Abraham
est bien décidé à sacrifier son fils.
Abraham
donc bien décidé se lève tôt le matin, il sangle son âne, prend deux jeunes
gens avec lui, Isaac son fils, prend du bois pour l’holocauste et va vers
l’endroit dont Dieu lui a parlé. Un endroit toujours inconnu. Mais Alors qu’a-t-il
entendu et où va-t-il ?
Le
midrash Hagadol nous apporte une réponse : le prophète nous dit-il, est
d’abord un homme de mémoire, parce qu’il sait entendre une même chose plusieurs
fois, jusqu’à ce que son écoute s’affine, et qu’il perçoive ce qui devait être
reçu. Abraham est un prophète, et en tant que prophète, il entend une parole
que d’autres peuvent également entendre. Le prophète lui, donne un autre sens
aux mots, il perçoit dans le message ce que d’autres ne peuvent percevoir. Un
peu comme un artiste qui voit le monde de manière étonnamment différente des
autres : là où nous ne voyons rien, ou bien des choses banales, eux en
sont profondément atteints, et lorsqu’ils les exposent, ces choses deviennent
évidentes, ou parfois pas, lorsque nous refusons d’entendre. Parce nous ne
faisons pas cet effort, parce nous ne voulons rien changer, que ce changement nous
fait peur et que nous nous confortons par paresse peut-être dans nos habitudes bien
rassurantes.
Trois
jours s’écoulent, trois jours durant lesquels Abraham et le groupe marche vers
ce lieu inconnu, il tâtonne, sans un mot, sans un échange dans une tension
pesante. Puis Abraham aperçoit l’endroit de loin, demande à ses serviteurs de
rester là, tandis que le jeune homme et lui iront jusque là-bas, se prosterner,
et ils reviendront vers eux. Pour Rachi, le fait qu’il soit stipulé « nous
reviendront » laisse penser qu’Abraham prophétise qu’il ne sacrifiera pas son
fils. Mais nous pouvons également penser qu’Abraham est dans l’incertitude,
dans le doute, en recherche permanente et dans l’attente, dans l’espoir d’une
issue plus juste.
Abraham
prit le bois pour holocauste et le mit sur Isaac son fils. Il prit en main le
feu et le couteau, et ils allèrent à deux ne faisant qu’un. Le couteau du
sacrifice qui est généralement traduit par sakine, est ici traduit par hamaakhelét
le couteau, le couvert qui sert à manger. Les sages nous disent qu’il s’agit
d’une métaphore, illustrant cette
relation dévorante qu’Abraham entretient avec son fils, il l’aime d’un amour
étouffant, qui ne laisse aucune autonomie à l’autre, aucun espace de vie.
D’après
les «Dou ché’arim » qui sont des commentaires des premiers grands maîtres hassidiques,
l’expression «et ils marchèrent tous deux ne faisant qu’un», traduit
un peu cette même idée : il y a entre le père et le fils une tentation
presque fusionnelle qui bride la liberté
du fils l’empêchant de s’inscrire dans une histoire personnelle.
Fin
du sixième verset : « papa » !
« Me
voici », dit Abraham, une fois de plus ce « me voici » nous présente un homme
prêt à assumer toutes les responsabilités qui lui incombent.
Isaac
le questionne :
« Voici
le feu, le bois, mais où est l’agneau pour holocauste » ?
«
Dieu pourvoira lui-même l’agneau pour holocauste, mon fils ». Et ils allèrent tous
deux ensembles.
Personnellement
je trouve cette scène insoutenable. Après trois jours de mutisme total, le père
bourreau, fait porter à son fils, sa future victime, les ustensiles qui
serviront à son sacrifice. Je ne peux m’empêcher de penser à ces films de
gangsters, où le brigand oblige son captif à porter la pelle qui lui servira à
creuser sa propre tombe.
Une
perspective peu engageante pour Isaac. Ils sont donc en route, et il semble
convenu entre le père et le fils qu’il soit question du sacrifice d’un agneau.
Arrivé vers l’endroit, Abraham construit un hôtel, ligature son fils et, une
fois prêt, il lève la main, saisit le couteau pour égorger son fils, nous
retenons notre souffle... Et in extremis, avant que nous fermions les yeux pour
ne pas assister à la scène terrible, un ange de Dieu l’appelle du ciel et dit :
« Abraham! Abraham!» Me voici !
Si
l’ange l’appelle 2 fois c’est peut-être qu’il s’adresse à l’ancien Abraham,
celui de la montée, de l’élévation, et au nouveau, celui qui va faire une
grosse bêtise par cet acte de foi, celui qui doit réinterpréter la parole
divine qu’il a entendue. L’ange stoppe Abraham, l’empêchant d’agir, pour lui
permettre un temps de répit, de recul pour réfléchir. L’ange a bien conscience qu’Abraham
craint Dieu, mais la crainte peut-être parfois mauvaise conseillère. On ne fait
plus complètement face à la situation, on n’écoute plus une ultime fois la
parole divine, on ne fait que répéter le sens que nous voulions donner à cette
parole, et ce dès le début.
Au
13e verset, Abraham lève les yeux et voit, et voici un bélier ! Mais
le verset ne nous dit pas exactement qu’il a vu un bélier : « il a vu, et
voici, que le contenu de sa vision était un bélier ». Les rabbins nous
suggèrent qu’il aurait pu voir autre chose, notamment un agneau, mais c’est un
bélier qu’il a vu. Le contenu d’une vision dépend beaucoup du conditionnement
de la personne. Il arrive également que lorsqu’on met une parole en application
nous lui trouvons un autre sens.
Abraham
dénoue l’épreuve et de sa vision dépendait la survie d’Isaac. C’est alors
qu’Abraham va rompre cette mauvaise unité père-fils. Ce n’est pas l’agneau (l’animal-fils)
qui est sacrifié, mais le bélier (l’animal-père). Ce qu’Abraham a accompli et
mis en œuvre marque une histoire réussie jusque-là, mais elle doit désormais
être prolongée par l’œuvre du fils qui apporte sa propre compréhension, et ses
différences. Le père doit accepter un certain moment de se mettre en retrait,
en sacrifiant sa trop grande présence qui encombre l’enfant, afin de lui
laisser la place d’exister, et de construire sa propre histoire. En sacrifiant
le bélier, l’animal adulte, Abraham nous prouve qu’il reste en dépit de son âge,
un homme capable d’élever, de faire grandir et de léguer un héritage à son fils,
dans les meilleures conditions. Le père possessif étant symboliquement immolé,
les liens captifs sont tranchés et Isaac est rendu à sa propre autonomie
responsable. Abraham peut alors devenir pleinement père. Désormais il ne sera plus
employé l’expression « à deux ne faisant qu’un », mais « ensemble »
ne faisant qu’un.
CHABBAT
CHALOM
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