Chers amis,
Très souvent, trop souvent, en lisant les textes nous sommes influencés par des préjugés et des idées préconçues sur tel ou tel personnage qui influencent et parfois dirigent notre lecture au point d’en dénaturer la véritable teneur. Des siècles de lectures juives et rabbiniques nous ont amenés à considérer les personnages bibliques d’une certaine manière programmée et formatée : puisque les patriarches sont à l’origine du peuple d’Israël, les sages du Midrach ont tout fait pour orienter la lecture du texte pour les placer sous un jour qui leur était le plus favorable possible. Puisqu’Avraham, Yitzhak et Yaakov étaient qualifiés chacun du titre de « Avinou » (notre père/notre ancêtre), il fallait impérativement prouver que nous descendons de gens biens, honnêtes, droits, aux qualités morales irréprochables, non seulement pour servir de référence éducatives, d’exemples à suivre, mais surtout pour justifier de l’élection du peuple d’Israël par un Dieu, au départ universel, créateur de toute l’humanité, problème philosophique et théologique auquel chaque génération apporte ses réponses.
Mais la réalité, le message du texte tel que nous l’on laissé ses auteurs est comme toujours infiniment plus complexe et subtile. Une lecture attentive et soignée du texte de la paracha de cette semaine, Vayétsé, montre qu’entre les deux principaux protagonistes, Yaakov et Lavan, aucun des deux n’est un saint, loin s’en faut. Depuis le début, leurs rapports peuvent se résumer à une compétition de roublardise et de coups tordus : tu me roules, je t’arnaque, tu m’entourloupes, je t’embrouilles, chacun cherche à arnaquer l’autre en premier pour ne pas se faire avoir, la compétition portant sur les profits de quelques années de travail, des têtes de bétail, des femmes, et si Lavan n’est pas « blanc », Yaakov non plus, il a même une longueur d’avance puisqu’il bénéficie des bienfaits de la bénédiction qu’il a lui-même volé à son frère quelques temps auparavant. Néanmoins, si comparer consiste aussi à faire ressortir les différences, le texte montre une différence flagrante entre les deux personnages, non pas sur les méthodes mais sur les limites que chacun se fixe dans la compétition. Pour Yaakov, l’enjeu des luttes est une question économique : il faut se battre pour obtenir des biens, ce à quoi il estime avoir droit, sa femme en contrepartie des années de travail, et du bétail en contrepartie d’autres années de travail. Lavan, lui, repousse les limites encore un peu plus loin : il fait rentrer dans la lutte un autre « objet » dont il se sert avec cynisme : ses deux filles. Pour Yaakov, qui acceptait jusque là les règles du jeu, que la tricherie porte sur une femme pour laquelle il a des sentiments, c’est aller trop loin. Il y a des limites à tout. La roublardise va trop loin. On ne joue pas avec des êtres humains comme avec du bétail. En cela Lavan ressemble à un autre personnage dont nous avons parlé il y a deux semaines : Lot, qui avait proposé ses deux filles aux gens de Sodome. En remplaçant Rachel par Léa, il fait un coup que Yaakov juge déloyal. A ce propos, il est intéressant de noter que du fait que Yaakov n’ait pas vu la différence lors de la cérémonie du mariage nous indique que nous avons un des premiers exemples de « voile intégral » de l’histoire. Je dis bien intégral car le texte nous donne peu d’indications sur Léa mais nous dit que ses yeux étaient particulièrement doux, ce qui veut dire que Yaakov n’a même pas pu voir les yeux de Léa, sinon il l’aurait reconnue. En cela, le statut des femmes n’est pas réduit au rang des animaux, car pour le bétail le texte nous donne force détails sur l’aspect extérieur : on les reconnaît par leur couleur et on les différencie suivant qu’ils sont tachetés ou rayés etc.
En revanche, mettre un voile, un emballage opaque sur des êtres humains pose un problème éthique et philosophique très grave dont les implications, je crois, vont même au-delà de la question du féminisme : s’arranger pour ne pas les voir ni même voir l’expression de leur visage permet de les manipuler, d’en faire le troc et l’échange, de les réduire à une monnaie d’échange sans tenir compte de leur volonté propre : puisqu’on ne voit pas leur visage, elles en sont réduites à leur fonction : reproductrice pour les femmes, force de travail pour les hommes.
Si l’on devait faire un lien avec notre époque ou des situations qui nous sont connues, je dirais que ce qui m’évoque le plus la situation de Rachel et Léa c’est la situation de ces otages qu’on kidnappe aux quatre coins du monde, non pas pour ce qu’ils ont fait ni pour ce qu’ils sont mais pour constituer une monnaie d’échange, un moyen de pression diplomatique/financier sur leurs pays d’origine. Quels que soient le milieu d’origine des preneurs d’otages, le concept de base est toujours le même : les deux parties en présence ont une conception totalement différente de la valeur de la vie humaine. Pour les uns, elle est tellement précieuse qu’elle mérite d’immenses compromis idéologiques, stratégiques et financiers, tandis que pour les autres elle vaut surtout… ce que les autres veulent bien donner en échange. Je me demande toujours comment on peut justifier dans certains pays, certaines cultures, le fait que tel prisonnier occidental est échangé contre plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines d’autres prisonniers. Est-ce une trace encore vivace de l’idéologie du colonialisme, qui voulait qu’on considère mieux la vie des occidentaux ? Ou bien est-ce la conséquence d’une idéologie qui veut que tous les individus sont au service d’une idée, alors que pour le judaïsme aucune idée ou principe ne pourra jamais prévaloir sur la vie humaine.
Un autre phénomène, encore plus proche de nous et de plus en plus courant dans notre société me fait penser au voile de Léa et Rachel : pour faire face aux difficultés d’intégration des jeunes diplômés d’origine étrangère dans le monde du travail, on parle régulièrement de généraliser le CV anonyme c'est-à-dire d’enlever toutes les photos, noms et même adresses des candidats à un poste, afin d’éviter les cas de présélection sur critères racistes ou sociologique. Ce concept est peut-être efficace ponctuellement dans certains cas, mais le simple fait qu’il soit nécessaire d’utiliser ce stratagème montre que notre société est gangrénée par le racisme, et qu’au lieu de s’attaquer aux causes profondes du problème on préfère jeter sur tout le monde le voile de Rachel et Léa, quitte à considérer chacun selon ses capacités de travail et non selon sa personnalité propre.
Face à un monde qui possède de telles valeurs, Yaakov n’avait trouvé qu’une seule solution : la fuite, le voyage du retour, qui évoque aussi le voyage de son grand-père Avraham qui était parti de la même région du monde, pour à peu près les mêmes raisons, en cherchant un endroit qui puisse accueillir ses rêves d’une humanité plus éthique. D’autres, à l’époque rabbinique, avaient compris que les changements de société ne se font pas (ou plus) par des mouvements brutaux et radicaux mais plutôt par un mouvement lent et patient d’amélioration du comportement individuel de chacun, ce qu’un des sages cités par les Pirké Avot résume sous la formule : « Là où il n’y a pas d’homme, efforce-toi d’en être un ».
Chabbat Chalom.
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