Chers amis,
La paracha de cette semaine relate la rencontre entre Yaakov et son frère Essav qu'il n'a pas vu depuis 20 ans. Les deux frères s'étaient quitté en mauvais terme, c'est le moins qu'on puisse dire, puisque Essav était fou de colère contre son frère et avait juré de le tuer pour se venger de lui avoir dérobé par ruse la bénédiction qui lui était destinée. Depuis cet épisode, toute la narration s'est concentrée sur Yaakov, et Essav est resté dans l'ombre.
N'en déplaise à toute la littérature rabbinique qui cherche à faire de Essav un monstre de violence et de méchanceté, il faut reconnaitre qu'il redouble d'efforts pour améliorer les défauts de son caractère impulsif : il change de femme car la première ne plaisait pas à ses parents, et surtout, alors que Yaakov est parti du toit familial et reste de longues années sans donner de nouvelles, Essav reste auprès de ses parents pour s'occuper d'eux. Au voyage initiatique de Yaakov vers l'étranger, l'extérieur, la lumière, correspond un autre voyage initiatique de son frère vers l'intérieur, la famille, l'ombre, le foyer. Celui qui était décrit au départ comme un "homme des champs, un chasseur" a vécu 20 ans près de ses parents et s'est adouci, assagi. Celui qui était au début de l'histoire un "homme simple vivant dans les tentes" vient de passer 20 ans dans les pâturages à garder du bétail. Les rôles, et donc les personnalités, se sont non pas inversés, mais corrigés, rétablis vers un équilibre, et pour tout dire, rapprochés. Il y a juste un seul problème : c'est qu'à cause de l'éloignement et de l'absence de contact, chacun des deux est resté avec une image de l'autre figée dans le temps et inchangée : Essav s'attend à retrouver son frère aussi fragile et doux qu'il l'a quitté, et Yaakov est persuadé que son frère est resté le même sauvage sanguinaire que lorsqu'il a fui. Ce qui explique sa terreur en approchant. L'éloignement et le temps passé, loin d'avoir permis de prendre de la distance avec les querelles anciennes, a eu chez Yaakov l'effet d'un amplificateur, comme lorsqu'en repoussant une échéance on finit par se faire une idée démesurée de ce qui nous attend. Ou comme en psychanalyse lorsqu'on dit qu'un évènement ou un sentiment refoulé pendant de longues années finit par grossir et par ressurgir de manière inattendue en influençant l'esprit ou le corps.
Voici donc l'état de Yaakov, qui s'avance vers son frère, de retour chez lui, et s'attendant au pire, se prépare et prépare les siens à un combat féroce et sans merci contre le Essav d'il y a 20 ans. Le récit, au travers de l'éclairage sur Yaakov et ses préparatifs, nous montre l'angoisse qui l'étreint sa prière poignante au Dieu qui lui est apparu 20 ans plus tôt lorsqu'il s'enfuyait, sa façon de diviser son camps pour espérer en sauver au moins une partie, et enfin son combat avec un ange mystérieux, que les commentateurs hassidiques et contemporains aiment à considérer comme un combat entre lui et ses propres démons, ses propres, terreurs, contradictions, voire son envie de fuir, bref tout le récit est construit comme une montée en puissance du suspense et de la tension qui va aboutir au moment fatidique où les deux hommes vont s'apercevoir, s'avancer l'un vers l'autre et, contre toute attente… s'embrasser et pleurer. Le mot qui constitue le point culminant du récit et qui fait basculer toute la narration est "souligné" ou plutôt "surligné" dans le texte de la Torah par un procédé particulier et très rare : chaque lettre est surmontée d'un point. "Vayichakéhou" "et il l'embrassa". Encore une fois je laisse de côté les commentaires du Midrach pour qui cette embrassade était en fait une morsure, Essav ayant tenté de mordre le coup de son frère mais s'étant brisé les dents. Ce qui m'intéresse c'est que ici c'est que le mot employé est le même que celui qui est apparu à deux reprises la semaine dernière lors de la rencontre entre Yaakov et Rachel. Un mot, une racine qui possède un double sens, une "amphibologie" comme dirait un de nos invités : abreuver/donner à boire et embrasser. Un mot en rapport avec l'eau, qui dans cette culture désertique est une ressource rare et chère, synonyme de fertilité et de vie. Mais ici, comme dans la rencontre avec Rachel, l'eau qui jaillit n'est pas l'eau d'un puits, mais les larmes des yeux de deux frèresqui se voient, qui se retrouvent, non pas après 20 ans de séparation, mais comme s'ils réalisaient qu'ils ne s'étaient jamais vraiment rencontrés, car depuis la naissance, depuis le ventre de leur mère leur histoire n'est que rivalité et jalousie. "Vayichakéhou Vayivkou" c'est la première fois qu'ils se rencontrent vraiment, qu'ils se regardent, qu'ils s'aiment. C'est le moment de leur naissance, car on ne naît pas frère, on apprend à le devenir.
« Ésaü courut à sa rencontre, l'embrassa, se jeta à son cou et le baisa; et ils pleurèrent. »
Commentaire de Rachi : "Il le baisa Chacune des lettres du mot wayichaqéhou (« il le baisa ») est surmontée d’un point, ce qui donne lieu à une discussion dans la barayetha de Sifri (Beha’alothekha 69). Pour certains, ces points signifient qu’il ne l’a pas embrassé de tout son cœur. Rabi Chim‘on bar Yo‘haï a enseigné : Il est de principe, ainsi qu’on nous l’enseigne, que ‘Essaw est l’ennemi de Ya‘aqov, mais à ce moment-là, sa pitié l’a emporté et il l’a embrassé de tout son cœur."
Cette phrase, cette formule a fait une longue carrière chez les juifs, ce qui pouvait se comprendre à l’époque des croisés, de l’expulsion d’Espagne, des pogroms, mais aujourd’hui elle est utilisée souvent de façon excessive. Je reçois régulièrement jusqu’à plusieurs dizaines d’e-mails par jour de la part d’organisations juives qui dénoncent la désinformation, le parti pris des journalistes occidentaux, ce qui est la plupart du temps justifié, mais il en ressort une impression étrange : "Le monde entier nous hait, tout le monde est contre nous".
L'histoire de Yaakov est là aussi pour nous montrer les dangers et les dérives de la paranoïa.
Chabbat chalom.
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