Béhaalotkha

« Or, lorsque l'arche partait, Moïse disait: "Lève-toi, Éternel! Afin que tes ennemis soient dissipés et que tes adversaires fuient de devant ta face!" 36 Et lorsqu'elle faisait halte, il disait: "Reviens siéger, Éternel, parmi les myriades des familles d'Israël!" »
La Paracha de cette semaine est très riche et dense, tant en Halakhot, en lois, qu'en histoires. Au début : des lois concernant l'allumage de la Menorah dans le sanctuaire du désert, les Léviyim, à la fin des histoires malheureuses dans lesquelles le Peuple se révolte contre Moché et lui réclame de la viande, ils regrettent ouvertement d'être sortis d'Egypte et Moché se désespère. La paracha se termine par la faute de Myriam et Aaron qui ont médit de Moché à propos de sa femme, et Myriam est frappée de lèpre en punition, puis guérie au bout de 7 jours.
Au beau milieu du texte, sans lien apparent, un verset :
במדבר פרק י פסוק לה

וַיְהִי בִּנְסֹעַ הָאָרֹן וַיֹּאמֶר מֹשֶׁה קוּמָה יְקֹוָק וְיָפֻצוּ אֹיְבֶיךָ וְיָנֻסוּ מְשַׂנְאֶיךָ מִפָּנֶיךָ:

וּבְנֻחֹה יֹאמַר שׁוּבָה יְקֹוָק רִבְבוֹת אַלְפֵי יִשְׂרָאֵל: פ

Comme si on ouvrait une parenthèse pour nous livrer une précision, sauf que la précision n'a pas vraiment l'air à sa place. De plus, une autre curiosité : le passage est entouré de deux lettres à l'envers, deux noun. Un grand mystère.
Rachi, un des plus grands commentateurs, peut-être le plus connu, cite le Talmud : "ce passage n'est pas à sa place, il a été pris ailleurs (couper/coller). Et pourquoi l'a-t-on placé ici? Parce que le texte parle de plusieurs malheurs, comme la Torah n'aime pas énoncer une succession de catastrophes, il faut tempérer, écrire quelque chose de positif au milieu."
Pb : de quels malheurs parle-t-il ? Je ne vais pas vous relire tout le texte, mais les malheurs de cette paracha se trouvent à la fin, après ce verset, avant cela tout va bien… c'est là qu'interviennent les commentaires du commentaire : le malheur, c'est que dans la narration nous sommes juste après le don de la Torah au mont Sinaï, le premier Chavouot, et après cet évènement extraordinaire il a fallu partir. Mais ça ce n'est pas un malheur ?! Non, le malheur, la faute, le péché, c'est que les Bné Israël en partant de la "montagne de Dieu" étaient contents. Ravis, fous de joie, soulagés. Comme des enfants qui sortent de l'école, et se disent "partons-vite, avant qu'il ne nous rajoute encore quelques mitsvot…"
Dieu : un prof qui n’a pas su intéresser ses élèves, les motiver, leur faire comprendre l’importance de ce qu’Il enseignait.
Evidemment, dit comme cela cette histoire peut nous faire sourire.  Mais elle soulève un problème, une question cruciale, une question de pédagogie : comment faire comprendre aux élèves que l'enseignement qu'on leur dispense n'est pas pour les contraindre, pour les embêter, pour les contrôler, que les règles qu’on leur impose ne sont pas destinées à les enfermer mais au contraire à les libérer ?
Parce que le savoir libère, et c’est l’ignorance qui enferme, qui rend vulnérable et faible. Sur cela tout le monde est d’accord. Là où les avis divergent, c’est sur les moyens, les méthodes de transmission du savoir. C’est une question qui préoccupe chaque enseignant mais aussi chaque parent :
Certains privilégient l’acquisition de savoir, l’accumulation de connaissances, l’érudition, peu importe si l’enfant « aime » ou « n’aime pas » ? « C’est pour ton bien, un jour tu me remercieras ». Un modèle d’éducation, tout-à-fait respectable, dont l’objet est de donner à l’enfant le maximum de chances de s’intégrer dans le monde du travail et dans une certaine catégorie sociale : « tu seras ingénieur, médecin, avocat, homme d’affaire … ». Un autre modèle est à l’opposé même du précédent, probablement né par réaction : « peu importe l’accumulation de savoir, ce qui compte c’est le développement personnel : la découverte des activités artistiques, les activités physiques, l’équilibre psychologique sont privilégiés, tandis que le savoir est relégué au second plan (voir Anthroposophie).
C’est donc sur la ligne entre ces deux conceptions extrêmes que nous évoluons tous et que nous recherchons le meilleur équilibre pour nos enfants et pour nos élèves.
Arrivé à ce point, je suis sensé dire quelle est la position du judaïsme sur le sujet, comme s’il y avait une position officielle, une voie juste meilleure que toutes les autres, transmise par une tradition millénaire. Je vais peut-être vous surprendre mais il n’y en a pas. En tout cas le problème n’est pas posé dans ces termes. Car la pensée éducative qui met l’enfant au milieu, l’individu au centre du système, est étrangère… non pas au judaïsme mais disons plutôt à la pensée biblique. Historiquement, cette conception n’est devenue centrale en occident qu’à la fin 19° et au 20° siècle, accompagnant l’évolution de la société capitaliste individualiste (même si les théories trouvent leur origine dans une réflexion plus ancienne : Lumières, Rabelais, Pédagogues grecs etc.). Dans la Torah l’éducation de l’individu n’est pas un sujet un soi. Si la question est abordée, ce n’est pas en termes de développement personnel, mais d’intégration de chaque personnalité dans le collectif, vers un but commun. Le texte décrit avec précision et force détails (parfois même fastidieux et ennuyeux) la place occupée et le rôle précis tenu par chaque tribu, chaque famille, et presque chaque personne dans l’entité commune, le peuple. A un certain son de trompette, le peuple se mettait en mouvement, non pas comme un seul homme, mais chacun son tour, par un mouvement circulaire, chacun ayant une fonction à remplir, et le campement, organisation statique, se transformait en colonne, en mouvement, tendue vers un but symbolisé par cette colonne dont on dit qu’elle était faite de nuée le jour et de feu pendant la nuit. C’est à ce moment précis que la Torah intercale le passage dans lequel l’Arche Sainte, dans laquelle est concentrée l’essence de la Loi, de la Torah toute neuve transmise par Dieu, pouvait elle aussi se lever et marcher : « Or, lorsque l'arche partait, Moïse disait: "Lève-toi, Éternel! Afin que tes ennemis soient dissipés et que tes adversaires fuient de devant ta face!" 36 Et lorsqu'elle faisait halte, il disait: "Reviens siéger, Éternel, parmi les myriades des familles d'Israël!" »
De quels ennemis, de quels adversaires parle-t-on ? Réponse du Midrach : ce ne sont pas seulement les peuplades environnantes contre lesquelles il a fallu se battre pour se faire une place, c’est surtout l’ennemi de l’intérieur, le Yetser Hara, le mauvais penchant qui, en donnant trop de place aux personnalités individuelles, met en danger le collectif.
La problématique d’un dirigeant spirituel, d’un dirigeant communautaire, d’un enseignant de Talmud Torah, n’est pas l’attention portée à l’équilibre et au bonheur de chaque enfant. Cela, nous le laissons aux parents. Nous, nous nous occupons de tisser et renforcer les liens entre l’individuel et le collectif, entre l’enfant et la communauté, au moyen de l’enseignement de l’histoire, dans le but de les intégrer et de leur faire prendre part au projet commun.
C’est la mission que nous nous sommes fixés. Ce faisant, dans l’exercice de cette tâche, il arrive que nous nous heurtions aux parents, tout simplement parce que nous ne n’avons pas les mêmes priorités, et chacun a du mal à accepter la hiérarchie de l’autre : investis par une mission spirituelle et historique, nous avons du mal à comprendre que l’on ne mette pas le Talmud Torah au sommet de la hiérarchie, et que parfois on nous fasse passer après le tennis, le piano, la danse, le foot… et toutes sortes d’activités. C’est un malentendu dû au fait que les objectifs ne sont pas les mêmes. Parfois les objectifs de réalisation personnelle s’opposent à l’intérêt collectif.
Mais je ne cherche pas à opposer de façon manichéenne l’éducation individualiste à une éducation communautaire idéalisée. Je propose au contraire que dans cette recherche d’un certain équilibre nous prenions exemple sur nos enfants (on essaye souvent de donner l’exemple, mais on oublie trop de les observer et d’apprendre d’eux). Parmi les réalisations dont je suis fier cette année au Talmud Torah, c’est l’introduction lors de la pause de parties de Ping-pong. Je ne suis pas fier d’avoir trouvé l’idée d’acheter quelques raquettes et des balles, je suis fier de la façon dont les enfants se sont comportés avec ce jeu, qui est à l’origine un sport de compétition, dans lequel on se bat pour vaincre tous les autres. Je m’attendais donc à devoir gérer des conflits, gérer le manque d’espace, demander aux grands de laisser jouer les petits etc. Or immédiatement des équipes se sont formées. Pas des équipes pour gagner. Des équipes composées d’un grand, un moyen et un petit, de chaque côté de la table, dans lesquels chacun laisse une place à l’autre et lui donne sa chance. Comme s’il se créait un nouveau jeu, dans lequel la seule règle est de faire participer chacun, tout en faisant durer les échanges le plus longtemps possible. Jouer pour participer et pour échanger. Se réaliser en échangeant et en intégrant les autres. Instinctivement, les enfants ont trouvé l’équilibre parfait entre réalisation personnelle et réalisation sociale, tournée vers l’autre. Ce n’est qu’après 12 ans d’implication communautaire dont 4 ans de séminaires que j’ai pu comprendre à quoi sert une communauté, et je le dois aux enfants.
Pour finir je propose que cette fin d’année scolaire soit l’occasion d’une vaste réflexion sur la place que nous voulons donner au Talmud Torah dans l’éducation de nos enfants, au Talmud Torah dans la communauté, et à l’après Talmud Torah pour fidéliser les jeunes et les impliquer dans la vie communautaire. Réflexion à laquelle seront associés tous les membres, les parents, et surtout les enfants.
Chabbat Chalom.

Houqat

La paracha Houqat se lit habituellement couplée avec la paracha suivante, Balaq, dans laquelle le roi de Moab qui a peur du peuple d’Israël qui s’avance sur son territoire, appelle à la rescousse un prophète, Bilaam, pour maudire ce peuple, et la malédiction se transforme en bénédiction par l’effet de la prophétie.
Cet épisode est l’occasion pour les commentateurs de s’interroger et de développer un sujet très dense, qui touche à la théologie autant qu’à la politique : la Torah nous annonce qu’il existe des prophètes non-juifs, à qui Dieu s’adresse et avec qui il entretient une relation, même s’ils n’appartiennent pas à la famille, aux descendants des patriarches Avraham Itshaq et Yaakov.
Par un développement du raisonnement Talmudique que je vous épargne, les Sages en arrivent à la question : qu’est-ce que la prophétie ? Qu’est-ce qu’un prophète, quelqu’un destiné dès la naissance à cette fonction, ou choisi pour ses qualités, et quelles qualités sont requises etc. ?
Le sens commun voudrait que la définition du prophète soit : un homme ou une femme à qui Dieu parle, et/ou par lequel Il s’exprime, qu’Il utilise comme intermédiaire pour faire passer un message aux humains.
Un autre sens serait : celui ou celle qui prédit l’avenir.
Cela, c’est peut-être la définition du dictionnaire, mais c’est insuffisant. La méthode d’exégèse talmudique requiert que l’on examine attentivement tous les personnages que le récit biblique considère comme prophètes afin de déterminer quels sont leurs points communs et les valeurs qu’ils représentent, pour établir une définition plus complexe et donc plus fidèle à la réalité.
En relisant les biographies de tous les prophètes, de Samuel à Elie, D’Ézéchiel à Isaïe, de Jérémie à Jonas pour ne citer que les plus connus, on peut définir certains critères communs à tous :
1.    On ne fait pas d’études pour devenir prophète. Il n’y a pas de formation, au mieux quelques stages avec un maître lui-même prophète (voir Elie et Elisée). La prophétie touche des gens instruits, de bonne famille, intégrés, au parcours irréprochable dans l’aristocratie ou le clergé, qui un jour, au nom de certaines valeurs choisissent de se rebeller contre l’ordre établi auquel ils appartiennent et trouvent, face à une certaine évolution de l’histoire, le courage de dire NON, et de payer le prix de leur refus par l’isolement, seul contre tous, et parfois la mort.
2.    Le message délivré est un message politique : le prophète harangue les foules et demande de modifier les comportements de la société, mais sait aussi s’introduire dans l’entourage des puissants, du roi, et jouer de son influence pour tenter de convaincre le pouvoir politique de changer d’alliance ou de conclure une paix avant la destruction du pays et de sa capitale.
3.    Le prophète s’identifie totalement au destin de la nation, et n’hésite pas à incarner physiquement les malheurs du peuple, soit par symbolisme dans sa vie personnelle, soit en l’accompagnant dans ses malheurs.
4.    Evidemment, le prophète prédit l’avenir. Mais on sait aujourd’hui que les textes qui décrivent avec précision comment untel a « annoncé » ce qui allait se produire ultérieurement ont été rédigés couchés par écrit postérieurement à la vie du prophète, non pas dans un esprit de culpabilisation mais plutôt de responsabilisation : non pas pour dire « les malheurs qui vous frappent sont de votre faute, sont le résultat de vos mauvaises actions », mais « ces malheurs, il était en votre pouvoir de les éviter si vous aviez écouté, aidé et soutenu untel, de même il est possible à chaque instant de modifier votre destin car vous l’avez tous en main, individuellement et collectivement ».
5.    Paradoxalement, avec tous ces critères, la communication avec le divin est reléguée au second plan : dans l’univers du Tanakh, dans le monde dans lequel il a été donné/reçu/rédigé, recevoir une communication de Dieu, lui parler, dialoguer avec lui est quelque chose d’excessivement banal et commun, et on trouve de nombreux témoignages de gens à qui Dieu a parlé et qui n’en ont rien fait, et dont le nom a été oublié, parce qu’ils ne remplissaient pas les critères pour être « canonisés », « validés », « authentifiés » comme prophètes.

Ces critères, lorsque tous sont réunis, font un prophète. Lorsqu’il manque les deux derniers, la prédiction de l’avenir et la communication avec le divin, conditions importantes mais pas absolument indispensables, on parle alors d’attitude prophétique.
Toute cette longue introduction pour parler, en ce 18 juin, d’un homme, non-juif, dont l’histoire était utilisée par un de mes maîtres pour expliquer l’exemple même, le paradigme non pas de la prophétie, mais de l’attitude prophétique.
1.    Par son parcours de jeune homme de bonne famille, carrière militaire, totalement intégré dans la société de la bourgeoisie française.
2.    Par sa vision, sa prévision d’une catastrophe militaire imminente
3.    Par son refus de la défaite, le fait de dire NON, et de s’isoler, seul contre tous, dans un projet immense et improbable.
4.    Par son identification totale à la France et à son destin, par son sentiment quasi-pathologique d’incarner charnellement la « vraie-France » par opposition à la fausse, celle de la défaite.
5.    Par son talent à faire croire et accepter le mythe qu’il a créé et qui lui a survécut comme étant l’histoire officielle, même après sa mort.

Encore une fois je ne prétends pas faire de De Gaulle un prophète des temps modernes, et j’ignore s’il a bénéficié de conseils ou d’encouragements venant du plus haut niveau, je dis simplement que tout dans le De Gaulle de la guerre (pas le dirigeant politique, mais le résistant), fait curieusement penser à la définition biblique de l’attitude prophétique.
Ce qui le rend vivant, actuel et « moderne » dans le sens où il interpelle les consciences de toutes les époques, ce sont les interrogations que sa biographie provoque chez chacun d’entre nous : qu’aurais-je fait à sa place ? Ce qui est exactement le type d’interrogations que nous cherchons à provoquer chez nos enfants du Talmud Torah : l’identification aux prophètes du Tanakh non pas comme une hagiographie, mais dans ce qu’ils ont de plus révolutionnaire, de subversif pour leur époque, de visionnaire, et le questionnement « que puis-je faire moi, aujourd’hui, pour en être digne, et pour continuer leur combat ? ».

Chabbat Chalom

Vayéra

Chers amis,
La paracha de cette semaine est placée sous le signe de l’hospitalité et de l’accueil. « Sous le signe » c’est-à-dire que le début raconte la façon dont Avraham accueillait les étrangers dans sa tente, mais ce récit est à lire à l’aune du contre-exemple, de l’antithèse que constitue l’histoire de Sodome et Gomorrhe, qui montre une société dans laquelle on refuse l’étranger et on cherche à lui porter atteinte par tous les moyens.
Il faut lire attentivement les deux récits en parallèle : Avraham est chez lui , au bord de sa tente (ouverte aux « 4 vents »), il se repose, nous dit le Midrach, après son opération, il fait chaud, des étrangers apparaissent, il les invite, pour ne pas dire qu’il les supplie de venir se reposer chez lui et leur offre à manger et à boire, ils le bénissent et lui confient qu’ils sont sur la route pour une mission : anéantir Sodome et Gomorrhe. S’ensuit le dialogue dans lequel Avraham tente de convaincre Dieu de renoncer à son projet, marchandage etc., et les « messagers » fonctionnent comme un fil conducteur au niveau de la narration, pour nous faire découvrir la ville de Sodome et ses mœurs dépravés vis-à-vis des étrangers, et à l’intérieur de cette description le personnage de Lot sert de révélateur, de mise en relief. Si nous reprenons brièvement le récit, Lot accueille les étrangers chez lui, comme son oncle Avraham. Différence : il habite (déjà !) une maison en dur, qui va lui servir pour se protéger, puisque le rôle de la porte est fondamental. Ce n’est plus la chaleur de la journée mais la nuit, et pour ceux qui connaissent la région, les nuits sont plutôt fraîches… encore une fois ce détail sert à mettre en relief le fait que ce n’est plus le climat qui est chaud, mais les hommes eux-mêmes, qui bouillent de violence et de désir sexuel. (L’année dernière j’avais expliqué que la scène où les hommes tentent de forcer la porte d’entrée est la métaphore d’un acte sexuel violent), etc. Et puis un détail dans le récit de Lot qui contraste totalement non seulement avec le récit d’Avraham, mais avec toutes les valeurs de la société de l’époque, autant que de la nôtre : pour calmer les ardeurs de la foule déchainée, il propose de leur livrer ses deux filles vierges pour qu’ils assouvissent leurs besoins et laissent ses visiteurs tranquilles. Une offre, une proposition incompréhensible ! Tous les commentateurs le soulignent : il dérape, il en fait trop, il perd la tête ! Sa volonté de respecter certaines valeurs lui fait perdre conscience de l’existence d’autres valeurs, peut-être plus importantes ou prioritaires : d’abord protège ta famille, ensuite défend l’étranger. Plus tard dans le récit, Lot sera « puni » en subissant les conséquences de ses actes, ce que les rabbins du Midrach appellent « Mida Kenegued mida » => ses filles vont coucher avec lui à son insu et ils donneront naissance à deux nations de bâtards.
Avraham, lui, sera récompensé par la naissance d’un fils légitime. Qu’est-ce qui justifie d’une telle différence de traitement ? Après tout, Avraham et Lot n’ont fait qu’accomplir la mitsva de l’hospitalité, le second un peu plus maladroitement que le premier, mais tous deux en appliquant le principe dont Avraham, dans la Kabbale, est l’archétype : Hessed, la générosité. Mais les commentateurs mettent le doigt sur un point fondamental : Avraham, lui, s’il n’avait pas de filles à proposer aux visiteurs, aurait très bien pu leur proposer sa femme ! Sarah dont, dixit le midrach, la beauté était la même à 99 ans qu’à 17 ans. Sarah qu’il n’avait pas hésité à céder lorsqu’il était en Egypte, cette fois, il la laisse s’occuper de la cuisine, mais pas plus.
Cet acte, ce non-acte ou non-don, le fait d’éviter d’offrir un être humain, qui, en droit de l’époque est considéré comme un bien meuble c’est-à dire que vous pouvez en faire ce que vous voulez, le fait d’éviter de considérer l’autre comme sa chose dont il peut disposer, c’est ce qui différencie fondamentalement Avraham de Lot à ce point précis du récit.
Il faut dire qu’Avraham a été un peu guidé dans son évolution personnelle : depuis quelque temps, on lui a demandé de ne plus appeler sa femme « Saraï » (ma princesse) mais « Sarah », « princesse » tout court. La circoncision aussi a pu servir de castration temporaire pendant laquelle il a cessé de considérer sa femme comme un objet.
Le récit semble nous dire qu’Avraham est arrivé au terme de longues épreuves et d’un examen qui avait pour but de l’initier à une autre conception de l’autre, même si cet autre fait partie de son clan. C’est comme si Dieu lui disait : « maintenant que tu as compris, seulement maintenant, tu peux avoir un fils ».
Cette conception Avraham la démontrera quelques années plus tard lorsqu’il acceptera de sacrifier son fils. Même si cet acte nous semble barbare, symboliquement, il veut dire « mon fils ne m’appartient pas, et j’accepte de prendre le deuil de tous les projets que j’avais pour lui, de l’idée même qu’il me survivra, pour le laisser vivre seul son histoire, et se séparer de moi »
Ce qui est touchant avec ces histoires vieilles de 4000 ans, ce sont leur humanité, leur modernité, leur actualité. Combien sommes-nous à avoir du mal à ne pas considérer nos enfants comme une extension de nous-mêmes ? Dans combien d’occasions est-ce que nous nous servons des autres non pas pour ce qu’ils sont mais pour l’utilité qu’on peut en tirer ? Pire, combien sommes-nous à nous définir, dans le monde du travail, par la valeur que nous pouvons apporter à l’entreprise, par le montant de notre salaire, et non pour qui nous sommes ?
Avraham a mis très longtemps avant de comprendre cela, sa chance étant qu’à l’époque l’espérance de vie était un peu différente, on pouvait devenir Papa à 110 ans et profiter de son enfant de longues années.
Le mieux que l’on puisse souhaiter à chacun d’entre nous c’est de pouvoir apprendre des expériences des autres le plus tôt possible, afin de pouvoir éviter à nous et à notre entourage beaucoup de souffrance et d’incompréhension.
Chabbat Chalom.

Vayétsé

Chers amis,
Très souvent, trop souvent, en lisant les textes nous sommes influencés par des préjugés et des idées préconçues sur tel ou tel personnage qui influencent et parfois dirigent notre lecture au point d’en dénaturer la véritable teneur. Des siècles de lectures juives et rabbiniques nous ont amenés à considérer les personnages bibliques d’une certaine manière programmée et formatée : puisque les patriarches sont à l’origine du peuple d’Israël, les sages du Midrach ont tout fait pour orienter la lecture du texte pour les placer sous un jour qui leur était le plus favorable possible. Puisqu’Avraham, Yitzhak et Yaakov étaient qualifiés chacun du titre de « Avinou » (notre père/notre ancêtre), il fallait impérativement prouver que nous descendons de gens biens, honnêtes, droits, aux qualités morales irréprochables, non seulement pour servir de référence éducatives, d’exemples à suivre, mais surtout pour justifier de l’élection du peuple d’Israël par un Dieu, au départ universel, créateur de toute l’humanité, problème philosophique et théologique auquel chaque génération apporte ses réponses.
Mais la réalité, le message du texte tel que nous l’on laissé ses auteurs est comme toujours infiniment plus complexe et subtile. Une lecture attentive et soignée du texte de la paracha de cette semaine, Vayétsé, montre qu’entre les deux principaux protagonistes, Yaakov et Lavan, aucun des deux n’est un saint, loin s’en faut. Depuis le début, leurs rapports peuvent se résumer à une compétition de roublardise et de coups tordus : tu me roules, je t’arnaque, tu m’entourloupes, je t’embrouilles, chacun cherche à arnaquer l’autre en premier pour ne pas se faire avoir, la compétition portant sur les profits de quelques années de travail, des têtes de bétail, des femmes, et si Lavan n’est pas « blanc », Yaakov non plus, il a même une longueur d’avance puisqu’il bénéficie des bienfaits de la bénédiction qu’il a lui-même volé à son frère quelques temps auparavant. Néanmoins, si comparer consiste aussi à faire ressortir les différences, le texte montre une différence flagrante entre les deux personnages, non pas sur les méthodes mais sur les limites que chacun se fixe dans la compétition. Pour Yaakov, l’enjeu des luttes est une question économique : il faut se battre pour obtenir des biens, ce à quoi il estime avoir droit, sa femme en contrepartie des années de travail, et du bétail en contrepartie d’autres années de travail. Lavan, lui, repousse les limites encore un peu plus loin : il fait rentrer dans la lutte un autre « objet » dont il se sert avec cynisme : ses deux filles. Pour Yaakov, qui acceptait jusque là les règles du jeu, que la tricherie porte sur une femme pour laquelle il a des sentiments, c’est aller trop loin. Il y a des limites à tout. La roublardise va trop loin. On ne joue pas avec des êtres humains comme avec du bétail. En cela Lavan ressemble à un autre personnage dont nous avons parlé il y a deux semaines : Lot, qui avait proposé ses deux filles aux gens de Sodome. En remplaçant Rachel par Léa, il fait un coup que Yaakov juge déloyal. A ce propos, il est intéressant de noter que du fait que Yaakov n’ait pas vu la différence lors de la cérémonie du mariage nous indique que nous avons un des premiers exemples de « voile intégral » de l’histoire. Je dis bien intégral car le texte nous donne peu d’indications sur Léa mais nous dit que ses yeux étaient particulièrement doux, ce qui veut dire que Yaakov n’a même pas pu voir les yeux de Léa, sinon il l’aurait reconnue. En cela, le statut des femmes n’est pas réduit au rang des animaux, car pour le bétail le texte nous donne force détails sur l’aspect extérieur : on les reconnaît par leur couleur et on les différencie suivant qu’ils sont tachetés ou rayés etc.
En revanche, mettre un voile, un emballage opaque sur des êtres humains pose un problème éthique et philosophique très grave dont les implications, je crois, vont même au-delà de la question du féminisme : s’arranger pour ne pas les voir ni même voir l’expression de leur visage permet de les manipuler, d’en faire le troc et l’échange, de les réduire à une monnaie d’échange sans tenir compte de leur volonté propre : puisqu’on ne voit pas leur visage, elles en sont réduites à leur fonction : reproductrice pour les femmes, force de travail pour les hommes.
Si l’on devait faire un lien avec notre époque ou des situations qui nous sont connues, je dirais que ce qui m’évoque le plus la situation de Rachel et Léa c’est la situation de ces otages qu’on kidnappe aux quatre coins du monde, non pas pour ce qu’ils ont fait ni pour ce qu’ils sont mais pour constituer une monnaie d’échange, un moyen de pression diplomatique/financier sur leurs pays d’origine. Quels que soient le milieu d’origine des preneurs d’otages, le concept de base est toujours le même : les deux parties en présence ont une conception totalement différente de la valeur de la vie humaine. Pour les uns, elle est tellement précieuse qu’elle mérite d’immenses compromis idéologiques, stratégiques et financiers, tandis que pour les autres elle vaut surtout… ce que les autres veulent bien donner en échange. Je me demande toujours comment on peut justifier dans certains pays, certaines cultures, le fait que tel prisonnier occidental est échangé contre plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines d’autres prisonniers. Est-ce une trace encore vivace de l’idéologie du colonialisme, qui voulait qu’on considère mieux la vie des occidentaux ? Ou bien est-ce la conséquence d’une idéologie qui veut que tous les individus sont au service d’une idée, alors que pour le judaïsme aucune idée ou principe ne pourra jamais prévaloir sur la vie humaine.
Un autre phénomène, encore plus proche de nous et de plus en plus courant dans notre société me fait penser au voile de Léa et Rachel : pour faire face aux difficultés d’intégration des jeunes diplômés d’origine étrangère dans le monde du travail, on parle régulièrement de généraliser le CV anonyme c'est-à-dire d’enlever toutes les photos, noms et même adresses des candidats à un poste, afin d’éviter les cas de présélection sur critères racistes ou sociologique. Ce concept est peut-être efficace ponctuellement dans certains cas, mais le simple fait qu’il soit nécessaire d’utiliser ce stratagème montre que notre société est gangrénée par le racisme, et qu’au lieu de s’attaquer aux causes profondes du problème on préfère jeter sur tout le monde le voile de Rachel et Léa, quitte à considérer chacun selon ses capacités de travail et non selon sa personnalité propre.
Face à un monde qui possède de telles valeurs, Yaakov n’avait trouvé qu’une seule solution : la fuite, le voyage du retour, qui évoque aussi le voyage de son grand-père Avraham qui était parti de la même région du monde, pour à peu près les mêmes raisons, en cherchant un endroit qui puisse accueillir ses rêves d’une humanité plus éthique. D’autres, à l’époque rabbinique, avaient compris que les changements de société ne se font pas (ou plus) par des mouvements brutaux et radicaux mais plutôt par un mouvement lent et patient d’amélioration du comportement individuel de chacun, ce qu’un des sages cités par les Pirké Avot résume sous la formule : « Là où il n’y a pas d’homme, efforce-toi d’en être un ».
Chabbat Chalom.

Vayichlah

La paracha de cette semaine relate la rencontre entre Yaakov et son frère Essav qu'il n'a pas vu depuis 20 ans. Les deux frères s'étaient quitté en mauvais terme, c'est le moins qu'on puisse dire, puisque Essav était fou de colère contre son frère et avait juré de le tuer pour se venger de lui avoir dérobé par ruse la bénédiction qui lui était destinée. Depuis cet épisode, toute la narration s'est concentrée sur Yaakov, et Essav est resté dans l'ombre. N'en déplaise à toute la littérature rabbinique qui cherche à faire de Essav un monstre de violence et de méchanceté, il faut reconnaitre qu'il redouble d'efforts pour améliorer les défauts de son caractère impulsif : il change de femme car la première ne plaisait pas à ses parents, et surtout, alors que Yaakov est parti du toit familial et reste de longues années sans donner de nouvelles, Essav reste auprès de ses parents pour s'occuper d'eux. Au voyage initiatique de Yaakov vers l'étranger, l'extérieur, la lumière, correspond un autre voyage initiatique de son frère vers l'intérieur, la famille, l'ombre, le foyer. Celui qui était décrit au départ comme un "homme des champs, un chasseur" a vécu 20 ans près de ses parents et s'est adouci, assagi. Celui qui était au début de l'histoire un "homme simple vivant dans les tentes" vient de passer 20 ans dans les pâturages à garder du bétail. Les rôles, et donc les personnalités, se sont non pas inversés, mais corrigés, rétablis vers un équilibre, et pour tout dire, rapprochés. Il y a juste un seul problème : c'est qu'à cause de l'éloignement et de l'absence de contact, chacun des deux est resté avec une image de l'autre figée dans le temps et inchangée : Essav s'attend à retrouver son frère aussi fragile et doux qu'il l'a quitté, et Yaakov est persuadé que son frère est resté le même sauvage sanguinaire que lorsqu'il a fui. Ce qui explique sa terreur en approchant. L'éloignement et le temps passé, loin d'avoir permis de prendre de la distance avec les querelles anciennes, a eu chez Yaakov l'effet d'un amplificateur, comme lorsqu'en repoussant une échéance on finit par se faire une idée démesurée de ce qui nous attend. Ou comme en psychanalyse lorsqu'on dit qu'un évènement ou un sentiment refoulé pendant de longues années finit par grossir et par ressurgir de manière inattendue en influençant l'esprit ou le corps.
Voici donc l'état de Yaakov, qui s'avance vers son frère, de retour chez lui, et s'attendant au pire, se prépare et prépare les siens à un combat féroce et sans merci contre le Essav d'il y a 20 ans. Le récit, au travers de l'éclairage sur Yaakov et ses préparatifs, nous montre l'angoisse qui l'étreint sa prière poignante au Dieu qui lui est apparu 20 ans plus tôt lorsqu'il s'enfuyait, sa façon de diviser son camps pour espérer en sauver au moins une partie, et enfin son combat avec un ange mystérieux, que les commentateurs hassidiques et contemporains aiment à considérer comme un combat entre lui et ses propres démons, ses propres, terreurs, contradictions, voire son envie de fuir, bref tout le récit est construit comme une montée en puissance du suspense et de la tension qui va aboutir au moment fatidique où les deux hommes vont s'apercevoir, s'avancer l'un vers l'autre et, contre toute attente… s'embrasser et pleurer. Le mot qui constitue le point culminant du récit et qui fait basculer toute la narration est "souligné" ou plutôt "surligné" dans le texte de la Torah par un procédé particulier et très rare : chaque lettre est surmontée d'un point. "Vayichakéhou" "et il l'embrassa". Encore une fois je laisse de côté les commentaires du Midrach pour qui cette embrassade était en fait une morsure, Essav ayant tenté de mordre le coup de son frère mais s'étant brisé les dents. Ce qui m'intéresse c'est que ici c'est que le mot employé est le même que celui qui est apparu à deux reprises la semaine dernière lors de la rencontre entre Yaakov et Rachel. Un mot, une racine qui possède un double sens, une "amphibologie" comme dirait un de nos invités : abreuver/donner à boire et embrasser. Un mot en rapport avec l'eau, qui dans cette culture désertique est une ressource rare et chère, synonyme de fertilité et de vie. Mais ici, comme dans la rencontre avec Rachel, l'eau qui jaillit n'est pas l'eau d'un puits, mais les larmes des yeux de deux frèresqui se voient, qui se retrouvent, non pas après 20 ans de séparation, mais comme s'ils réalisaient qu'ils ne s'étaient jamais vraiment rencontrés, car depuis la naissance, depuis le ventre de leur mère leur histoire n'est que rivalité et jalousie. "Vayichakéhou Vayivkou" c'est la première fois qu'ils se rencontrent vraiment, qu'ils se regardent, qu'ils s'aiment. C'est le moment de leur naissance, car on ne naît pas frère, on apprend à le devenir.
« Ésaü courut à sa rencontre, l'embrassa, se jeta à son cou et le baisa; et ils pleurèrent. »
Commentaire de Rachi : "Il le baisa Chacune des lettres du mot wayichaqéhou (« il le baisa ») est surmontée d’un point, ce qui donne lieu à une discussion dans la barayetha de Sifri (Beha’alothekha 69). Pour certains, ces points signifient qu’il ne l’a pas embrassé de tout son cœur. Rabi Chim‘on bar Yo‘haï a enseigné : Il est de principe, ainsi qu’on nous l’enseigne, que ‘Essaw est l’ennemi de Ya‘aqov, mais à ce moment-là, sa pitié l’a emporté et il l’a embrassé de tout son cœur."
Cette phrase, cette formule a fait une longue carrière chez les juifs, ce qui pouvait se comprendre à l’époque des croisés, de l’expulsion d’Espagne, des pogroms, mais aujourd’hui elle est utilisée souvent de façon excessive. Je reçois régulièrement jusqu’à plusieurs dizaines d’e-mails par jour de la part d’organisations juives qui dénoncent la désinformation, le parti pris des journalistes occidentaux, ce qui est la plupart du temps justifié, mais il en ressort une impression étrange : "Le monde entier nous hait, tout le monde est contre nous".
L'histoire de Yaakov est là aussi pour nous montrer les dangers et les dérives de la paranoïa.
Chabbat chalom.

Chelah-Lekha

Chers amis,
Nous sommes à l'épisode très connu des explorateurs qui visitent la terre de Canaan, la terre promise, en touristes pour vérifier si la promesse de Dieu de confier au peuple d'Israël un pays riche et fertile est une promesse valable.
Comme vous le savez, ils sont à la fois enchantés par la beauté et la fertilité du pays qu'ils visitent, et simultanément découragés par la force des peuples qui y vivent, qu'ils décrivent comme des géants.
Vocabulaire :
·       "vayaalou"=>ils montent visiter le pays
·       le mot "géants" : Néfilim
·       Nous allons "tomber"
Tous les dialogues, des explorateurs entre eux, des explorateurs avec le peuple ou avec Moché, sont bâtis sur cette opposition lexicale entre les verbes "monter" et "descendre/tomber". Comme il y a plusieurs niveaux d'interprétation, certains commentateurs choisissent de considérer ces paroles non pas comme des indications géographiques, mais plutôt comme des niveaux spirituels/psychologiques :
במדבר פרק יג

(לג) וְשָׁם רָאִינוּ אֶת הַנְּפִילִים בְּנֵי עֲנָק מִן הַנְּפִלִים וַנְּהִי בְעֵינֵינוּ כַּחֲגָבִים וְכֵן הָיִינוּ בְּעֵינֵיהֶם:

"Nous y avons même vu les Nefilîm, les enfants d'Anak, descendants des Nefilîm: nous étions à nos propres yeux comme des sauterelles, et ainsi étions-nous à leurs yeux."
Ce passage est très révélateur : avant même la rencontre entre les explorateurs et les Cananéens, le complexe d'infériorité se développe et fausse tous les rapports : les Néfilim semblent dominer et écraser les hébreux parce qu'eux-mêmes se sentent petits, faibles et inférieurs.
Le complexe d'infériorité et de petite taille peut s'exprimer de beaucoup de manières différentes : certains développent une hargne et une férocité particulière, et se forcent à se surpasser et dominer les autres sur un autre plan que celui de la taille ou de la force physique. Ce peut-être le cas sur le plan individuel, mais rarement au niveau collectif.
Dans cet échange entre les Néfilim et les hébreux, qu'on ne peut appeler dialogue puisqu'aucune parole n'est échangée, tout juste un échange de regards, c'est une tragédie qui se joue. Un de ces épisodes où l'histoire s'accélère, où deux représentations diplomatiques vont décider de la guerre ou de la paix, de la vie ou de la mort de milliers de gens, de conquêtes, de possessions, de dominations, d'expulsions, de prisonniers, d'esclavages… Et pour les hébreux c'est très mal parti. Un gros problème de confiance en soi les paralyse, une certaine inexpérience des relations diplomatiques les empêche de prendre part à des négociations subtiles dans lesquelles il faut allier force, finesse et bluff. (hutspa)
A leur retour ils reçoivent un cadeau sans précédent dans l'histoire : une seconde chance. Un temps de réflexion, de préparation, d'évolution personnelle : 40 ans. Dans la Torah 40 est le chiffre de la maturité. Au bout de 40 ans, ils auront droit à une session de rattrapage : Josué enverra à nouveau des explorateurs, et cette fois l'histoire est tout-à-fait différente.
Je vous renvoie au second chapitre du livre de Josué, d'où est tiré la Haftara qui est liée à la paracha et que nous lirons demain : Josué envoie deux explorateurs à Jéricho, qui arrivent chez une femme, une prostituée du nom de Rahav. Alors qu'ils ont été repérés, cette femme leur offre de les cacher et de les protéger dans son grenier, leur sauvant ainsi la vie. Le lien entre la paracha et la haftara est triple : outre le thème des explorateurs, il y a aussi le vocabulaire employé qui fait allusion à la Paracha : cette fois se sont les hébreux qui montent et les cananéens qui descendent. Enfin il y a le fait que pour la première fois un dialogue s'instaure entre hébreux et cananéens, et même si la conquête de Jéricho aura lieu, certaines personnes auront la vie sauve, parce qu'une alliance a été conclue, une promesse/un engagement tenu. Le respect des accords conclus entre belligérants même en tant de guerre, au cœur de la bataille, est un signe fort de l'avancée d'une civilisation.
Mais ce qui est remarquable, c'est que dans l'esprit des deux explorateurs hébreux la réussite du siège de Jéricho est une évidence qui n'est pas mise en doute une seule fois : ils promettent à Rahav de lui laisser la vie sauve une fois que la ville sera conquise.
En 40 ans, l'âge d'un adulte mature, un peuple entier a réussi à acquérir une force qui le rend invincible : non pas la force physique ou le maniement des armes, mais l'assurance et la confiance en soi, condition indispensable pour la réalisation du projet commun, l'installation sur la terre d'Israël.
Chabbat Chalom

Toledot/Hommage à Rabin

Chers amis,
La paracha Toledot est extrêmement riche en évènements importants et fondamentaux pour la suite du récit : le mariage d'Itzhak et de Rebecca, la stérilité, la naissance des jumeaux Ésaü et Jacob, les relations entre Itzhak et Avimelekh le roi des philistins, le rapport qu'entretient Itzhak avec l'héritage de son père (en rouvrant les puits qui avaient été creusés par Avraham et comblés depuis), la compétition entre les deux frères pour le droit d'aînesse et la bénédiction, et enfin l'exil de Jacob, tous ces évènements sont décrits en quelques lignes et commentés en des milliers de pages pour leurs significations historiques, psychologiques ou encore ésotériques. Ceux qui savent porter sur le texte un regard neuf et sans préjugés reconnaîtront que les personnages qui nous servent de modèles, d'ancêtres, de référent sont tout sauf des saints intègres et justes. Ce sont des humains, avec leurs faiblesses, leurs défauts, leurs sentiments pas toujours nobles, leurs maladresses et leurs erreurs. La famille qui nous est présentée dans le texte n'est pas du tout la famille idéale que nous rêvons d'avoir, mais une famille qui nous ressemble et à laquelle on peut largement s'identifier.
Le texte sur lequel je voudrais me concentrer ce soir est sans doute le plus célèbre et le plus commenté : la façon dont Yaakov, poussé par sa mère, "vole" à son père la bénédiction qui était destinée à son frère. Itzhak est déjà vieux et aveugle, il demande à son fils préféré, Esaü, de lui préparer un plat pour lui donner sa bénédiction, Rivka entend cela et imagine un stratagème, elle "déguise" Yaakov en lui mettant une peau de bête sur les bras et le fait entrer dans la tente de son père qui, pris d'un doute, demande à lui toucher les bras et prononce ces mots si célèbres :
בראשית פרק כז

הַקֹּל קוֹל יַעֲקֹב וְהַיָּדַיִם יְדֵי עֵשָׂו

Questions des commentateurs :
- si vraiment il n'avait reconnu Ésaü qu'à moitié, pourquoi lui donne t-il la bénédiction malgré tout?
- comment un stratagème aussi primaire a-t-il pu fonctionner?
- Pourquoi se fier au toucher plus qu'à l'ouïe?
Etc. Ces questions sont fondées pour ceux qui s'attachent au Pchat, le sens premier du texte, et dont les interrogations concernent le déroulement de la scène.
D'autres ne peuvent pas croire que le texte raconte simplement l'histoire d'un vieil homme aveugle qui n'est même plus capable de différencier ses deux fils. Ce serait oublier que dans la littérature de l'antiquité le motif de l'aveugle joue un rôle central : Homère, l'auteur de l'Iliade et de l'Odyssée, était aveugle, ce qui lui permettait de composer ses magnifiques descriptions, de guider ses personnages dans l'Histoire, et de percer les sentiments les plus profonds. Ce serait oublier que dans la langue des rabbins du Talmud les aveugles sont appelé "Saguy Naor" "ceux qui voient la lumière", les seuls qui la voient vraiment, car ils ne sont plus soumis à leur sens. Dans l'antiquité, dans la littérature de l’Antiquité, un aveugle n'est pas une personne non-voyante, mais une personne clairvoyante. Selon ces commentaires, il n'est donc pas question ici de l'expression d'un vieil homme qui se trompe, mais plutôt de l’exclamation d’un homme qui vient de comprendre que l’histoire, le destin lui donnent tort. Jusqu’à cet instant, il croyait que sa bénédiction devait être attribuée à celui qui en avait le plus besoin, celui qui compensait sa faiblesse morale et spirituelle par de la force physique et de la brutalité, et non pas à celui qui est décris comme « Ich tam, yochev ohalim ». Or à ce moment du récit il comprend, comme Avraham qui avait tenté d’inclure Ismaël dans son héritage, que son fils aîné, malgré tous ses efforts (et le personnage d’Ésaü est loin d’être aussi noir que le décrivent les rabbins), Esaü ne pourra pas apprendre à devenir comme Yaakov. C’est le contraire qui se produit :
הַקֹּל קוֹל יַעֲקֹב וְהַיָּדַיִם יְדֵי עֵשָׂו
C’est Yaakov qui a appris d’Ésaü et qui utilise sa méthode : prendre de force ce qu’il estime devoir lui revenir, prendre des risques, agir, parce qu’il est convaincu que sa cause est la bonne.
Un autre commentaire va dans le même sens mais encore un peu plus loin :
הַקֹּל קוֹל יַעֲקֹב וְהַיָּדַיִם יְדֵי עֵשָׂו
Certains voient dans cette phrase non pas une expression de surprise ou de désespoir, mais le début de la bénédiction attribuée à Jacob et à ses descendants : « Tant que ta voix sera celle de Jacob, alors que la force d’Ésaü te vienne en aide au service de tes projets ».
Les personnages de Yaakov et de Essav dans la littérature rabbinique sont considérés comme les archétypes, les « fondateurs » de deux grandes lignées, deux « peuples » comme le dit le texte à propos de la grossesse de Rivka : Ésaü représente Rome puis le monde occidental, tandis que Yaakov représente le peuple juif. Mais plus largement Ésaü symbolise aussi la force, la brutalité, l’ambition, l’énergie, la volonté, sans quoi rien n’est possible, et Yaakov symbolise un certain esprit rêveur, idéaliste, profond, sensible, qui n’est pas souvent visible et qui peut être caché par le déguisement, l’apparence de la brutalité lorsqu’elle est mise au service de ce projet, mais qui peut aussi briller par son absence ou son manque lorsque l’habit d’Ésaü prend toute la place et devient une fin en soi.
Combien sommes-nous à réaliser que partir à la chasse, acquérir un certain confort économique et une position sociale n’est pas un but en soi mais un des moyens d’assurer la transmission de certaines valeurs ? Que choisissons-nous lorsque dans la compétition économique sans pitié à laquelle nous nous livrons quotidiennement il faut choisir de préserver certaines valeurs pour ne pas vendre son âme… à Ésaü ?
Ce chabbat, avec un peu de retard par rapport à Israël, nous allons commémorer l’assassinat de Yitzhak Rabin. Tout à l’heure il sera question des causes profondes de l’assassinat, mais je voudrais m’arrêter un instant sur sa personnalité. Il est assez difficile et délicat, lorsqu’on cherche à tirer le bilan des actions de quelqu’un, de ne pas tomber dans l’excès, en l’occurrence de ne pas verser dans l’hagiographie et dans la naïveté. Qui peut croire qu’un personnage qui est arrivé au plus haut grade de l’armée israélienne, jusqu’à jouer un rôle décisif dans nombre de batailles dont celles de la guerre des 6 jours, y est parvenu sans verser du sang, sans utiliser la force brut, brutale, sans parfois user de moyens tactiques et stratégiques discutables, car « à la guerre comme à la guerre ». Qui peut croire qu’on peut arriver aux plus hautes fonctions de la démocratie israélienne, jusqu’à se faire élire deux fois premier ministre, sans tremper dans les magouilles et les combines politiciennes, les trahisons, les renoncements, les promesses non tenues, les financements occultes des campagnes… ? Le bras de Essav. Mais ce qui nous manque chez Rabin c’est la conscience que s’il concédait à employer ces moyens ce n’était ni comme fin en soi, ni pour servir ses ambitions personnelles ou encore les intérêts de ses proches. C’était comme Yaakov, à contrecœur, avec un certain dégoût, obligé par la nécessité, au service d’un projet : « la voix de Jacob », voix/voie. Unanimement, tout le monde est d’accord pour dire qu’il était de ceux qui se battaient « au nom d’une certaine idée » du sionisme et d’Israël. Quel que soit le bord politique, les témoignages que j’ai entendus la semaine dernière en Israël rendaient hommage à sa rigueur, son honnêteté, son courage, son désintéressement, pour dresser par antithèse un portrait un peu trop pessimiste à mon goût de la classe politique actuelle, gangrénée par la corruption et les conflits d’intérêts. Je crois profondément que la meilleure façon de rendre hommage à Yitzhak Rabin n’est pas de jeter l’opprobre sur toute une classe de dirigeants qui n’ont pas sa valeur ni son mérite. Le seul hommage constructif que l’on peut lui rendre est de réfléchir à l’éducation d’une génération à qui l’on transmettra les valeurs qu’il a su si bien incarner mais dont personne ne détient le monopole ou l’exclusivité puisqu’elles datent… de Yaakov avinou.
Chabbat chalom.

Yom Kippour 5771

Chers amis,
La liturgie de Kippour est particulièrement longue, fastueuse pour certains, fastidieuse pour d’autres. A l’occasion de Kippour, plus encore qu’à d’autres occasions, le public de la synagogue se divise en deux catégories : les instruits, ceux qui comprennent l’hébreu et savent apprécier à leur juste valeur la beauté des textes liturgiques et des Piyoutim, ces poèmes liturgiques médiévaux qui ont pour thème les demandes de pardon collectives comme individuelles, et sont familiers avec la signification de cette journée et la place particulière qu’elle occupe dans le cycle de l’année juive. Et puis il y a les autres :
Ceux qui ne sont là qu’un jour par an (ou presque), qui retrouvent vaguement des mélodies entendues pendant l’enfance, s’obligent à patienter quelques heures dans la synagogue en feuilletant le livre de prières.
Ceux qui, venus ou revenus au judaïsme sur le tard, considèrent le fait de lire avec attention toutes les parties de la prière et d’assister à toute la journée à la synagogue comme un exploit, un défi à relever pour obtenir le pardon divin.
Dire cela, c’est décrire un état de fait.
Traditionnellement, les rabbins profitent de cette occasion dans laquelle toute la communauté est réunie pour tancer ceux qui viennent rarement, les « juifs de kippour », et les exhorter à venir plus régulièrement, en usant de persuasion, de culpabilisation parfois, et ce avec un succès assez relatif.
Je me rappelle d’un rabbin de mon enfance, qui ne cessait d’invectiver les gens et de se lamenter sur « notre génération », une génération de mécréants, d’assimilés, d’ignorants, contrairement aux autres générations dans lesquelles croyait-il, la totalité du peuple juif était composée de Tsadikim, de justes méritants, savants, érudits, pieux etc.
Ce n’est que plus tard, en étudiant l’histoire juive, et en me rapprochant du judaïsme Massorti, qui est je le rappelle l’héritier d’un courant philosophique du 19ème siècle que l’on appelle le positivisme historique, que je n’ai compris que les conceptions du rabbin de mon enfance étaient un construction intellectuelle, un mythe vivant et présent dans les discours des rabbins depuis… des générations !
Paradoxalement, ironiquement, nos textes gardent la trace de générations de rabbins, qui à Yom Kippour tancent des générations de juifs de Kippour, en prenant comme exemple la génération précédente !
Par définition, ce mythe dans lequel vivent beaucoup de juifs encore aujourd’hui, est historiquement et objectivement faux.
Depuis les touts débuts du judaïsme, d’aussi loin que remonte l’expérience religieuse, il y a toujours eu parmi la population différents niveaux d’approche, différents expériences du sacré : du saint, quasiment autant que d’histoires individuelles.
Depuis que Kippour existe, il y a des « fanatiques » de Kippour, prêts à endurer douleurs et privations pour réussir la journée, et il y a … des juifs de kippour.
Contrairement à une idée reçue, nous vivons une époque dans laquelle les inégalités quant à l’accès au savoir et au culte sont les moins criantes. Dans les temps les plus reculés, à l’époque du Temple, le savoir et l’exercice du culte était le domaine réservé d’une caste, Cohanim et Levyim, le clergé qui concentrait entre ses mains toutes les prérogatives, l’essentiel du rapport à Dieu.
Le texte que nous lisons à la fin de Moussaf et qui est intitulé SEDER HAAVODA est tiré directement de la Michna, le texte normatif qui nous transmet le plus fidèle témoignage de la façon dont Yom Kippour était célébré au Temple. D’après mon expérience, c’est le passage qui soulève le plus d’interrogation, de surprise, de révolte parfois, particulièrement dans nos communautés Massortis. Particulièrement chez nous, car dans les communautés orthodoxes on le lit en hébreu et bien peu de personnes le comprennent et y font attention, alors que dans la plupart des communautés libérales on a depuis longtemps supprimé ce texte de la liturgie car on le trouve ancien, barbare et inadapté à notre époque éclairée.
De quoi s’agit-il ? Du service du grand-prêtre au Temple le jour de Kippour, depuis sa préparation, physique et spirituelle, la veille au soir jusqu’au lendemain soir en passant par le moment le plus fort, le plus solennel et le plus symbolique : le/les sacrifices particuliers de Yom Kippour, un taureau et deux boucs. Le taureau et le premier bouc étaient sacrifiés par ses soins pendant que le sang de chacun était recueilli dans une coupelle, et le second bouc était emmené et précipité d’une falaise, on l’a appelé plus tard en français le « bouc émissaire ». Ensuite, après que le grand-prêtre soit entré dans l’espace le plus sacré où est censé se trouver la présence divine, et qu’il a déposé de l’encens brûlant derrière le rideau qu’on appelle « Parokhèt », le sang recueilli était aspergé sur le rideau, à 8 reprises, et le grand-prêtre prononçait des formules assez générales sur le pardon et les souhaits de bonne année pour tout le peuple.
Un rituel ancien et barbare !
Connaissant le caractère spirituel de Yom Kippour de nos jours, on ne peut qu’être surpris de (re)découvrir ce rituel ! Et pourtant nous continuons à lire ce cérémonial et à s’y référer, et même pour certains à souhaiter son retour !
Je ne vais évidemment pas m’arrêter sur chacun des aspects de ce rituel antique, sur le taureau dont la présence est censée expier le veau d’or, sur les deux boucs qui sont dans la Torah le sacrifice expiatoire par définition, arrêtons nous seulement sur un aspect, celui de l’aspersion du sang sur le rideau du Kodech Hakodachim (il y avait en fait deux rideaux-détail) lorsque le grand prêtre avait déposé l’encens dans la pièce derrière le rideau, l’espace s’emplissait de fumée et le peuple, tenu à bonne distance, voyait la fumée sortir de derrière le rideau. Dans une culture, une religion dans laquelle il est totalement interdit de représenter la divinité, à fortiori Dieu dans un état d’esprit ou une humeur particulière, comment représenter la colère, la fureur divine face aux fautes commises durant l’année ? Par ce « stratagème », ce spectacle d’effets spéciaux primitifs, dans lequel tout le monde voit le grand prêtre entrer avec dans ses mains le charbon et l’encens, et peu après le peuple feint d’entrevoir la colère divine qui ne s’apaise, ne se calme qu’avec le sang des sacrifices projeté devant lui.
Quel est le rapport avec la division du peuple en deux parties ?
La cérémonie telle qu’elle se pratiquait au Temple est l’exemple type de ce qui peut se passer lorsque la majorité du peuple est tenu dans l’ignorance, et le clergé doit produire une espèce de spectacle visuel pour faire passer le message.
Dès la fin du second temple les témoignages montrent que la façon dont le cérémonial se déroulait ne convenait plus au peuple juif. Peut-être que le peuple était prêt à résister aux gros bouleversements qui se préparaient. Suivant un axiome talmudique, qui veut qu’on ne fasse subir à quelqu’un que des épreuves qu’il est capable d’affronter, la destruction du temple est-elle intervenue au moment o% le peuple était suffisamment armé moralement, intellectuellement et psychologiquement pour vivre le passage d’une vision sensible à une perception totalement abstraite de l’expérience religieuse.
OUNECHALMA PARIM SFATENOU
Les taureaux et boucs se sont transformés en poèmes liturgiques, dont nous enverrons les messages d’apaisement contre… le rideau que nous aurons bientôt, fort heureusement, il n’y a plus de grand-prêtre, mais la prêtrise, charge héréditaire, a été remplacée par le savoir, que l’on peut à notre époque, acquérir de façon entièrement démocratique, que l’on soit homme, femme, enfant, on peut trouver très facilement les moyens d’apprendre et de s’intégrer dans une communauté comme la nôtre, qui a à cœur de donner à chacun un rôle, une place qui lui convient dans le rapport à la sainteté.
Je profite de l’occasion pour faire un appel : pour vous proposer tout au long de l’année une communauté aussi accueillante et ouverte, Maayane Or fonctionne avec une équipe de bénévoles qui s’investissent déjà depuis de nombreuses années et qui ont du mal à tout assumer, il y a trop peu de gens prêts à donner de leur temps et de leur personne pour notre projet commun. Puisse cette nouvelle année voir notre communauté prendre un nouvel élan et atteindre ses objectifs de visibilité et de notoriété dans le paysage juif de la côte d’azur.
Gmar Hatima Tova

Balaq

La composition littéraire de la paracha Balaq fonctionne sur le mode de l’antagonisme, du paradoxe entre l’apparence, la perception par les sens, et le réel, la vérité cachée derrière le visible.

Balaq, le roi de Moab, envoie chercher le prophète Bilaam pour qu’il maudisse le peuple d’Israël qui lui fait peur. Bilaam refuse d’abord puis accepte de venir tout en sachant que Dieu ne lui permettra pas de maudire mais plutôt de bénir – première ambigüité, paradoxe savamment entretenu.
Bilaam se croit prophète, possédant un lien direct avec Dieu, un voyant, une personnalité distinguée parmi les hommes. En chemin, un ange se dresse sur son chemin et il ne le voit même pas, c’est son ânesse qui l’évite et lui sauve la vie, alors que lui s’énerve contre elle, la frappe, la maudit pour s’être écarté du chemin – second paradoxe.
Une fois arrivé, Bilaam demande des sacrifices et ouvre la bouche, tout le monde croit qu’il va maudire mais il bénit – troisième paradoxe.
Déçu, mais pas découragé, Balaq lui demande de changer d’endroit et de recommencer. Peut-être qu’en changeant l’angle de vision, la perspective, le point de vue, les autres tentatives vont réussir - quatrième ambigüité.

Plus qu’une relation d’un évènement historique, le texte nous plonge dans une réflexion sur le thème des fausses apparences, des trompe-l’œil, des idées préconçues, des préjugés, des faux-semblants.
Bilaam est un prophète de renommée internationale, le plus grand de sa génération, on nous dit de lui « Yodéa daat elyon » « il connaît les pensées du très haut (Dieu) », il reçoit des révélations quand il veut, et à la fin de la paracha nous gratifie d’un « Hazon aharit hayamim », une vision eschatologique dans laquelle il prédit l’avenir des peuples de la vallée. Et pourtant le paradoxe est qu’il ne voit même pas ce que voit sa propre monture. Son ânesse est capable de voir et d’éviter le danger, alors qu’il se laisse aveugler par son impatience, et par la certitude que son animal ne peut que lui être inférieur.
Bilaam est en communication presque quotidienne avec Dieu et toutes les puissances célestes, mais il n’a jamais adressé la parole à son animal qui le sert fidèlement et avec dévouement depuis tant d’années. Dans son impatience, il admet lui-même que s’il avait eu en sa possession une arme il n’aurait pas hésité à la tuer pour la punir de sa désobéissance. Pour lui ouvrir les yeux, il aura fallu que l’animal parle, et que Bilaam l’entende. [Vous pourrez, à la lecture du texte, noter que l’auteur joue sur les sens, et que le seul mode de communication entre Bilaam et l’ânesse passe par le toucher (il frappe l’animal pour le redresser ou le punir), avant que la parole ne permette l’accès à la vue.] La morale de l’histoire est simple, courte et claire comme celle d’une fable de Lafontaine : « De Bilaam ou de son âne, le plus prophète des deux n’est pas celui qu’on croit ».
La situation de Bilaam sur son ânesse, cocasse, comique, grotesque, « Donquichotesque », serait le paradigme de tous ceux qui croient connaître, comprendre, tout savoir de ceux qui les entourent, et qui un jour réalisent qu’en s’arrêtant à notre perception immédiate, au rapport particulier qu’on entretient avec une personne donnée, on ne pourra jamais prétendre la connaître, la « cerner » entièrement, et c’est parfois au moment même où on juge quelqu’un « prévisible » qu’il nous surprend le plus, en bien ou en mal.
Bilaam réussit le tour de force d’être prophète, en communication avec Dieu, le seul, le Dieu Un, celui de la Torah, et en même temps, parallèlement, il est idolâtre. Idolâtre parce qu’il prétend pouvoir figer, fixer, prévoir l’Autre et le résumer à la seule relation qu’il entretient avec lui.
C’est donc à cette lumière qu’il faut comprendre la bénédiction que Dieu transmet à Israël par la bouche de Bilaam : le fait que vous ayez été distingués parmi les autres peuples pour recevoir une révélation et des prophéties ne vous donne pas de supériorité ontologique, mais vous donne la possibilité et le devoir de devenir chaque jour un peu plus saints, lorsque la sainteté est comprise comme une exigence éthique, qui se construit dans la relation avec autrui, dans tout ce qu’elle a de déstabilisante et de déroutante, d’incertaine, de dynamique, et dans tout ce qu’elle contient de remise en question de l’autre et de soi-même. Ce qui est vrai pour les relations entre une personne et une autre est aussi vrai pour les relations entre le peuple et Dieu, entre chaque individu et Dieu, car de la même façon que dans une relation chacun des deux partenaires influence l’autre, Dieu lui-même, et c’est la grande nouveauté du judaïsme, Dieu lui-même se transforme et se remet en question au contact de l’homme.
Je terminerai par le sentiment étrange, au regard de l’actualité, que procure l’idée apparemment saugrenue de Balaq suivant laquelle son projet de malédiction du peuple juif aurait une meilleure chance de réussite selon que l’on se place sur une montagne ou une autre. Comme si en changeant de point de vue, en regardant d’un autre angle, on pouvait subir une influence différente et trouver enfin le défaut de la cuirasse, le point faible par lequel une malédiction aurait prise. Depuis quelque temps on peut se rendre compte que Balaq est peut-être très moderne : comme s’il avait compris que la réputation d’un peuple, sa puissance ou sa faiblesse, ne dépendait pas de critères objectifs mais dépendait de la façon dont on le regarde et on le considère : s’il est faible, on trouvera le moyen de le soumettre, s’il est fort, on dira qu’il est un agresseur potentiel, et ses victimes trouveront des justifications pour le combattre par tous les moyens.
Or ici le stratagème ne fonctionne pas, non pas qu’Israël n’aie pas de points faibles bien au contraire, mais parce que tout simplement la « prophétie » de Bilaam n’est pas une parole destinée à être instrumentalisée politiquement, elle est simplement l’expression d’une alliance aussi indestructible qu’exigeante, tout à la fois contraignante et indéfectible entre Dieu et son peuple.

Chabbat Chalom