Chers
amis,
C’est
dans la paracha de cette semaine que se trouvent de nombreux événements connus
de la Torah : le retour de Yaakov après 20 ans d’exil, sa rencontre avec
son frère, puis le viol de Dina et le massacre des habitants de la ville de
Shkhem par deux de ses frères, Shimon et Lévi, et enfin la mort de Rachel.
L’événement
dont je voudrais parler cette semaine est un récit un peu bizarre, raconté
comme une petite parenthèse, une digression dans la suite narrative : pour
rentrer sur la terre de Canaan, il faut traverser une frontière
naturelle : le Jourdain. Alors qu’il fait passer tous ses biens et sa
famille à un point de passage, Yaakov traine un peu en arrière, peut-être pour
vérifier qu’il n’a rien oublié, comme on le fait tous avant de quitter une
étape. Il se retrouve tout seul, et se fait agresser par un homme. Le combat
est violent, et dure tout le restant de la nuit. L’homme, voyant qu’il n’arrive
pas à prendre le dessus sur Yaakov, le blesse, puis lui demande de le laisser
partir. Yaakov accepte à la condition qu’il lui donne une
« Berakha ». En guise de bénédiction il lui annonce qu’il va bientôt
changer de nom pour s’appeler Israël, ce qui se réalisera un peu plus tard,
mais de la part de Dieu lui-même. Puis Yaakov peut rejoindre sa famille et
s’engager vers la route pour les retrouvailles avec son frère, mais en boitant,
à cause de la blessure qu’il a reçu.
Comme
pour tous les récits de la Torah, il y a (et il y a eu) plusieurs façons de
voir : certains y ont vu un combat mythologique, avec non pas un homme
(alors que le texte dit bien איש),
mais un ange, une sorte créature céleste à forme humaine, envoyée par Dieu ou
par quelqu’un d’autre : son propre frère. Le midrach dans Berechit Rabba
le désigne comme שרו של עשיו. Si l’on choisit
cette lecture, la scène du combat nocturne renvoie à un événement infiniment
plus intense : ce qui se déroule, c’est ce qui n’aura pas lieu dans la
suite du texte, puisque Esaü va, après un long suspense, tomber dans les bras
de son frère pour l’embrasser. Mais c’est ce qui se passera bien des années
plus tard entre les descendants de Yaakov d’après la Torah et ceux d’Essav
d’après la littérature rabbinique : hébreux et romains, ou juifs et
occidentaux. Une attaque physique violente, mais une force spirituelle qui
résiste envers et contre tout, même si elle en ressort blessée physiquement.
Si cet homme n’est pas envoyé par Essav, alors il peut
être simplement une épreuve divine, puisque dans la fin il dit « tu
t’es battu contre Dieu et tu as vaincu ». Mais si épreuve il y a, encore
faut-il comprendre sa nature, car il ne peut s’agir, comme dans une certaine
littérature hellénistique, de mesurer les muscles de Yaakov, et de vérifier
qu’il ne manque pas d’exercice. On va alors gloser sur la nature de la relation
que Yaakov entretient avec le divin, sur sa façon de rester debout, de ne pas
se coucher mais de lui tenir tête… même si en arrivant à la blessure cette
théorie coince un peu.
Néanmoins la majorité des commentateurs que j’ai consulté
se posent une autre question : celle de la nature de cet événement. La
Torah parle-t-elle d’un combat réel, ayant eu lieu dans les catégories
sensibles de la perception humaine, ou bien s’agit-il ici d’une lutte non moins
réelle, mais qui se déroule uniquement dans le cerveau de Yaakov, aux prises
avec un rêve/un cauchemar, éveillé ou endormi, en état de prophétie, ou encore
face à ses propres craintes, devant résister contre la tentation forte de tout
quitter, ses biens et sa famille, et de repartir seul, comme la première fois,
sans responsabilités ni compte à régler avec son frère.
Ici, les rationalistes vont avancer des arguments en
faveur d’une interprétation psychologique du texte : Yaakov a lutté contre
son « Yetser Hara », son penchant au mal, qui lui disait de ne pas
affronter le passé. Il a dû combattre ses propres démons, son histoire
douloureuse, faite de non-dits, de mensonges, de tensions familiales sous la
forme de concurrences etc. Un véritable חשבון נפש,
un examen de conscience.
Ces rationalistes toujours vont avoir à déminer une
difficulté du texte qui ne plaide pas pour leur version : la blessure de
Yaakov était bien physiologique, puisqu’après l’épisode il marche en boitant. Ils
vont donc expliquer qu’il arrive très fréquemment qu’on se coince le dos
pendant son sommeil lorsqu’on rêve à des choses angoissantes et effrayantes.
J’ai même trouvé un commentateur célèbre, Rabbi Lévi Ben Guershon (רלב"ג), un provençal du 14° siècle, qui explique
les choses de façon inverse : c’est parce qu’il avait mal au dos, après
avoir fait passé tous ses biens de l’autre côté de la rivière, qu’il s’est
endormi et a rêvé qu’on lui faisait mal…
La sœur d’un philosophe juif célèbre du 20° siècle
enseignait le midrach à l’université hébraïque de Jérusalem. Elle s’appelait
Néhama Leibowitz, et était la sœur de Yeshayahou Leibowitz. En s’aidant du
Midrach, et de la façon dont les anciens lecteurs de la Torah ont résolu les
contradictions, elle explique ce qui peut paraitre évident, mais qui a besoin
d’être dit : ce qui nous intéresse ce n’est pas les modalités de la
représentation du réel. Autrement dit la Torah ne vient pas faire un compte
rendu de ce qui s’est effectivement déroulé, combat physique ou rêve solitaire.
Ce qui intéresse l’auteur c’est de transmettre au lecteur un message : en
revenant de ses 20 années d’exil, Yaakov possédait tout ce qu’il pouvait
désirer : une famille, des possessions et surtout la protection divine.
Pour son retour et la confrontation avec son frère, qu’il attend depuis longtemps,
il s’est préparé à toutes les éventualités : il lui a préparé des cadeaux,
il a prié, il s’est aussi préparé militairement. Il y a juste une chose qu’il
s’est toujours refusé à faire : se remettre en question, et réfléchir à la
façon dont il a obtenu tout ce qu’il possède. Il croit peut-être encore que
« la fin justifie les moyens », ou qu’il est coupable mais pas
responsable puisqu’il a triché sur l’injonction de sa mère qui lui disait
« ta malédiction sera sur moi… ».
Le récit du combat de Yaakov, donc, est à comprendre au
sens d’une remise en question frontale et violente de l’histoire
personnelle : le personnage réalise, ou on lui fait comprendre, que toute
son histoire débute par une arnaque, que tout ce qu’il possède il l’a volé à
son frère, que malgré tout son travail il ne mérite rien, puisqu’il n’est qu’un
imposteur.
Le combat terminé, l’ange après l’avoir blessé et laissé
une marque, un handicap physique, lui annonce que puisqu’il s’est battu
courageusement, il aura le droit de changer de nom. Mais cette annonce n’est
encore qu’officieuse. L’annonce officielle viendra quelque temps plus tard,
après l’épisode de la rencontre et du dialogue entre les deux frères. Pour le
lecteur attentionné, Yaakov glisse une parole habilement, l’air de rien, peut-être
même un lapsus :
בראשית פרק לג
(ט) ויאמר עשו יש לי רב אחי יהי לך אשר לך:
(י) ויאמר יעקב אל נא אם נא מצאתי חן בעיניך
ולקחת מנחתי מידי כי על כן ראיתי פניך כראת פני אלהים ותרצני:
(יא) קח נא את ברכתי אשר הבאת לך כי חנני אלהים
וכי יש לי כל ויפצר בו ויקח:
« Prends
mon offrande » puis plus loin « prends ma bénédiction ».
Autrement dit reprends ce qui te reviens de droit. A partir de
maintenant je ne tricherai plus, ni ne vivrai sur des mensonges et des entourloupes.
Le mot Yaakov, j’ai déjà eu l’occasion de le dire,
signifie le « suiveur » (de la racine « talon ») mais aussi
« sinueux », « tortueux ». Après cet épisode (pas celui du
combat, dans lequel il prend la décision, mais celui où il rend effectivement
la berakha à son frère, ce qui équivaut à une forme d’excuse), il reçoit
officiellement de Dieu le nom Israël (Yachar = droit).
Yaakov n’est pas le seul personnage biblique à changer de
nom au cours de l’histoire. Mais c’est le seul pour qui le changement de nom
correspond à une étape importante de sa vie où il fait preuve de maturité et de
volonté de changer pour s’améliorer. Comme chacun sait, sa vie n’est pas
terminée et il subira encore beaucoup d’épreuves. Il y aura encore des moments
où la Torah l’appellera Yaakov, et d’autres où elle le désignera sous le nom
« Israël ». Mais jamais ses descendants ne seront appelés « Bné
Yaakov » (à la limite Bet Yaakov, comme un nom poétique dans les
Psaumes). Ses descendants, les « Bné Israël » c’est-à-dire
nous, seront placés sous le signe de celui qui reconnait ses erreurs, les
affronte en face, et accepte de les corriger pour s’améliorer.
Chabbat chalom
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