Chers
amis,
Nous
connaissons tous, pour l’avoir lu à plusieurs reprises, l’histoire de la
paracha Balak : le roi de Moav prend peur : la puissance et le nombre
des Bené Israël dans le désert menace son pays, politiquement et militairement.
Il faut agir sans attendre, garder l’initiative, attaquer pour mieux se
défendre. N’ayant apparemment pas les moyens d’attaquer militairement, il va
choisir une stratégie un peu bizarre et surprenante : il envoie chercher
un « prophète », Bilaam, à qui il va confier la mission de maudire le
peuple d’Israël, ces nomades sauvages nouveaux venus dans la région qui
menacent l’équilibre géopolitique.
Sur
le statut de Bilaam, nous avons déjà parlé les années précédentes : l’état
de « prophète des nations » que lui donne le texte biblique gène les
sages du Midrach et du Talmud, et ils ont du mal à cerner son caractère
profond : est-il un personnage positif ou négatif ? Tsadik ou
racha ? Mais à la relecture du texte il semble que cette question
n’intéresse pas son employeur Balak, qui compte l’utiliser non pas comme un
prophète (=> voyant l’avenir et le disant, cad le pré-disant), mais plutôt
comme un « maudisseur » professionnel. Son don consiste à trouver sur
commande chez un personnage ou un groupe un angle négatif, une faiblesse, une
faille, un talon d’Achille (pour employer une expression issue d’une autre
littérature). Une fois trouvé, il l’attaque avec une arme non-conventionnelle,
qui vaut ce qu’elle vaut mais dont il est un expert : la bouche, la
langue. Et quand je dis la langue je ne désigne pas seulement l’organe, mais
aussi et surtout l’utilisation qu’on en fait : le langage, qui peut être
utilisé dans toutes les directions : en bien et en mal (lachon hara/lachon
hatov), à bon ou à mauvais escient, à propos ou hors de propos, pour des choses
belles ou pour des futilités etc.
Le
talent, le don de Bilaam consiste apparemment à savoir utiliser sa langue pour
faire le plus de mal possible à un tiers, et il gagne sa vie en utilisant ce
don et en le mettant au service du plus offrant. Selon les sages du talmud, il
possède la science de détecter la seconde de la journée dans laquelle Dieu se
met en colère, et il l’utilise comme une « fenêtre de tir » pour diriger
la colère divine contre l’objet qu’il choisit.
Le
texte de la paracha est construit en trois étapes :
- L’envoi des messagers chez Bilaam et la négociation sur la venue et le salaire
- La route, avec l’épisode de l’ange et de l’ânesse, texte qui cherche manifestement à ridiculiser le personnage de Bilaam.
- Enfin l’épisode de la malédiction qui se transforme en bénédiction, par trois fois, sur trois montagnes différentes, avec à chaque fois sacrifice de sept taureaux et sept béliers, et Balak et tout son entourage qui le regardent plein d’espoir en attendant avec impatience ce qui va sortir de sa bouche. Ici, c’est manifestement le personnage de Balak qui est ridiculisé, comme s’il apprenait à ses dépens qu’Israël bénéficiait d’une protection surnaturelle, un bouclier inviolable contre toutes les malédictions qui fonctionnent d’ordinaire contre tous les autres groupes humains.
Et
c’est probablement la morale de l’histoire, le message que le texte veut faire
passer à ses lecteurs : ישראל כל זמן שעושין רצונו של מקום
tant que le peuple juif est fidèle à son alliance, Dieu se charge de les
protéger contre toutes les agressions. Mais dès qu’il se détourne de l’alliance
avec « Adonaï », les ennuis commencent. Autrement dit Dieu peut se
charger de les protéger contre les agressions extérieures, mais pas contre
l’ennemi de l’intérieur, la trahison de l’alliance et de la parole donnée/jurée
au mont Sinaï. Dès que les juifs se comportent mal, ils sont frappés par des
malheurs. Voire l’histoire de la fin avec Pinhas.
Sur les questions et problèmes que pose une telle
théologie, nous aurons l’occasion de revenir lorsque nous étudierons le
Deutéronome.
Ce soir, je voudrais parler de l’utilisation de la langue
pour la critique. Car je suis en colère contre une émission de radio, diffusée
sur Radio Chalom Nitsan le 9 juin dernier, intitulée « Baroukh
Haba », dans laquelle le rabbin Franck Teboul est interviewé au sujet des
courants du judaïsme non-orthodoxe.
Il commence par donner une petite dracha sur la paracha
de Korah, celle d’il y a deux semaines, où il explique en quoi consiste la
faute de la révolte de Korah et de ses acolytes en citant le midrach
célèbre dont nous avons parlé plusieurs fois : « talit chékoula
tkhélèt ». Korah aurait d’après le midrach, demandé à Moché si un
Talit entièrement bleu nécessitait des Tsitsit, Moché aurait répondu oui, et
Korah se serait énervé en lui disant « ces Halakhot ne viennent pas de
Dieu mais c’est toi qui les invente » etc. Le Midrach est connu je ne
reviens pas dessus. Le rabbin Teboul en tire la conclusion que la faute de
Korah et de son assemblée est de refuser la loi orale, de ne pas croire qu’elle
a été révélée à Moché sur le mont Sinaï, et de refuser de l’appliquer, c’est
donc pour cela qu’ils ont mérité d’être « écartés » comme il dit
pudiquement, c’est-à-dire punis en étant massacrés.
Ici je suis un peu gêné parce qu’il est assez difficile
d’analyser la critique. Disons simplement qu’interrogé sur les autres courants
du judaïsme, le rabbin Teboul opère un étonnant amalgame, un mélange aussi
radical que grossier : tout au long de l’histoire, tous les courants qui
ont nié la loi orale et se sont détachés du judaïsme officiel (=orthodoxe) ont
fini par disparaître, soit en s’éteignant, soit en s’assimilant à une autre
religion, soit en devenant une autre religion, distincte du judaïsme. Je dis
que j’ai trouvé cela surprenant alors que cette analyse est plutôt répandue et
populaire, pour ne pas dire éculée. Ce que je trouve étonnant c’est la façon
dont le rabbin régional, quelqu’un qui a fait des études assez poussées, met
dans le même sac un certain nombre de groupes qui n’ont rien à voir les uns
avec les autres ni dans le temps ni dans l’idéologie : Esséniens,
Karaïtes, Mendelssohn et finalement… libéraux et massortis. Tous sont
coupables, à ses yeux, d’avoir abandonné/refusé l’autorité de la loi orale, et tous
sont évidemment appelés à disparaître, contrairement au judaïsme
« authentique », fidèle aux origines, qui lui, survivra à tout.
Comme toujours ce discours, court et imprécis, ces
raccourcis confus mais percutants, sont difficiles à analyser tellement ils
sont simplistes, candides, et totalement faux.
Comme vous le savez, je reviens d’une rencontre annuelle
de rabbins massortis, où nous avons entre autres, étudié ensemble des textes du
Talmud (la loi orale !) et des textes de correspondances publiées entre
rabbins de la fin du XIX° et du début du XX°) sur les questions de l’accès à la
modernité, et de l’importance de l’accès aux études académiques pour les juifs
en général, et pour les rabbins en particulier. Car très tôt des esprits
éclairés et curieux ont réalisé que tenter de comprendre l’histoire juive en se
limitant aux sources talmudiques et rabbiniques serait se limiter à une vision
partiale et partielle des divisions qui ont agité le peuple juif à travers
l’histoire, qui se sont réglées parfois par des dissensions, des schismes, et
d’autres fois par des évolutions/révolutions internes qui ont permis au
judaïsme de se fortifier.
Pourquoi est-ce que je raconte cela ? Parce que
quiconque a passé ne serait-ce que quelques semaines sur les bancs d’une fac
d’histoire sait que tout ce que l’on croyait savoir sur les groupes juifs de
l’époque du second Temple a été bouleversé depuis la découverte de la guéniza
du Caire fin XIX° et des manuscrits de la mer morte en 1947. Quiconque a pris
la peine de lire un ou deux articles détaillés de chercheurs sur la question
sait que le groupe accusé par notre cher rabbin régional de nier la Torah orale
ne s’appelle pas les Esséniens mais les Sadducéens, et que même eux possédaient
une loi orale probablement légèrement différente de celle des Pharisiens, mais
que la polémique portait plus sur l’aspect de la transmission du savoir :
pour les Sadducéens l’enseignement devait être réservé à une élite
aristocratique, la caste des prêtres, alors que pour les Pharisiens il devait
être diffusé à l’ensemble du peuple sans distinction d’origine sociale. De
plus, contrairement à ce que l’on croit vulgairement (parce que c’est ce qui
est écrit dans les livres d’histoire juive pour collégiens) les Sadducéens
n’ont probablement pas disparu avec la fin du second Temple, mais certains se
sont intégrés dans le judaïsme pharisien, au point qu’on peut déceler leur voix
dans plusieurs endroits du Talmud, notamment en ce qui concerne les lois du
Temple.
Ce que j’ai dit sur les Sadducéens, je pourrais le dire
sur chacun des groupes qui sont cités dans cette petite émission. Si j’en avais
le temps, et la patience, je pourrais prouver que tout ce qu’a dit mon collègue
est au mieux imprécis et vague, au pire totalement faux. Je pourrais, et c’est
probablement ce que je ferai lors de ma prochaine chronique à la radio, prendre
la parole pour défendre le mouvement auquel j’appartiens des fausses
accusations dont il est l’objet, et affirmer haut et fort que pour chacune des
décisions juridiques publiées nous nous basons sur la plus authentique
tradition rabbinique depuis le Talmud jusqu’aux Poskim (décisionnaires) les
plus récents.
Mais franchement, honnêtement, ce n’est pas cela
qui me met en colère. Ce qui me peine profondément, c’est que celui qui
deviendra probablement un jour le grand rabbin de Nice, et donc quelque part mon
grand rabbin, se mette involontairement dans la position de Bilaam : celle
de quelqu’un qui cherche les points faibles de son adversaire pour le
critiquer, mais le fait de manière tellement maladroite qu’il se couvre lui-même
de ridicule.
Cela, je ne m’en réjouis pas, loin s’en faut ! Cela
me peine sincèrement, et à double titre : en tant que juif français, mon
intérêt est que ceux qui sont appelés à me représenter dans les médias et face
aux pouvoirs publics ne prennent pas la parole à tort et à travers sans savoir
de quoi ils parlent, sans s’être renseignés un minimum sur ce qu’ils dénoncent
et la teneur de leur désaccord. Et en tant que juif massorti, moi-même
extrêmement critique sur certains aspects idéologiques du courant dans lequel
je me suis engagé, j’aime, et je m’attends à être défié intellectuellement sur
des questions de fonds qui méritent un débat d’idée de qualité. J’ai suivi une
formation tellement poussée que je m’attends toujours à devoir opposer des
arguments concrets et fouillés, et je suis… décontenancé quand je dois faire
face à des idées reçues qui tiennent plus du ragot et de la calomnie que d’une
documentation précise.
La leçon de Bilaam est toujours actuelle ! La
critique n’est pas interdite, au contraire, elle totalement nécessaire au débat
d’idée. Mais une critique infondée, imprécise, injuste se retourne contre son
auteur et l’atteint lui-même au lieu de toucher son but initial.
Malheureusement nous ne sommes plus à l’époque de l’errance dans le désert, en
ceci que de nos jours les personnes ou les groupes peuvent être salis même par
la calomnie sans fondement, et je ne connais pas de moyen infaillible de s’en
prémunir, même en s’en remettant à la protection divine.
C’est en cela que le second message de la paracha est
fondamental : tant que nous resterons unis par l’étude et la pratique,
nous serons plus forts pour résister à la médisance malveillante, en ne donnant
pas à nos adversaires des arguments contre nous.
Chabbat chalom
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