Chers amis,
Chaque année quand arrive Michpatim
on est étonné de l’arrêt subit de la narration pour l’énumération d’un corpus
de lois dont chacune est très riche mais qui n’ont pas forcément de lien l’une
avec l’autre.
Cette année, je n’ai pas choisi de
parler de la loi du Talion (« œil pour œil, dent pour dent ») que
l’on trouve dans le texte, pas plus que de la règle de libération des esclaves,
qui sont toutes deux passionnantes. J’ai choisi un verset un peu moins célèbre
dans la culture populaire mais qui est discuté dans le Talmud en quelques pages
d’anthologie, au début du traité Haguiga (Haguiga est le nom d’un
type de sacrifice particulier qu’on devait apporter au Temple à chaque fois que
l’on assistait à une des fêtes de pèlerinage). Or notre paracha, outre des
règles de justice « beyn adam lahavero » nous parle aussi de
l’obligation des fêtes de pèlerinage :
שמות פרק כג
פסוק יד
שלש רגלים תחג לי בשנה:
Trois fois
l'an, tu célébreras des fêtes en mon honneur.
(טו) את חג המצות תשמר שבעת ימים תאכל מצות כאשר
צויתך למועד חדש האביב כי בו יצאת ממצרים ולא יראו פני ריקם:
Et d'abord, tu
observeras la fête des Azymes: durant sept jours tu mangeras des pains azymes,
ainsi que je te l'ai ordonné, à l'époque du mois de la germination, car c'est
alors que tu es sorti de l'Égypte et l'on ne paraîtra point devant ma face
les mains vides.
(יז)
שלש פעמים בשנה יראה כל זכורך אל פני האדן יקוק:
Trois fois par
an, tous tes mâles paraîtront par-devant le Souverain, l'Éternel.
Donc si nous
revenons au Talmud, avant de se poser la question « que doit-on
apporter ? », ils vont se demander qui doit apporter quelque
chose. Et c’est à cette occasion que va se développer ce qu’on pourrait appeler
une véritable pensée de l’exclusion, puisque l’expression « tous les
mâles » va être développée dans un sens restreint :
משנה מסכת חגיגה
פרק א משנה א
[א] הכל חייבין בראיה חוץ מחרש שוטה וקטן
וטומטום ואנדרוגינוס ונשים ועבדים שאינם משוחררים החיגר והסומא והחולה והזקן ומי
שאינו יכול לעלות ברגליו איזהו קטן כל שאינו יכול לרכוב על כתפיו של אביו ולעלות
מירושלם להר הבית דברי בית שמאי ובית הלל אומרים כל שאינו יכול לאחוז בידו של אביו
ולעלות מירושלם להר הבית שנאמר שלש רגלים:
Tout le monde est soumis à la mitsva de « être vu » sauf :
le sourd, le simple d’esprit, le petit (mineur), le toumtoum et l’androguinos,
les femmes, les esclaves non libérés, le boiteux, l’aveugle, le malade, le
vieux et celui qui ne peut pas monter avec ses pieds…
Autrement dit,
qui sont les juifs qui peuvent se présenter devant Dieu dans le Temple et avoir
la chance, l’honneur de pratiquer les rites décrits dans la Torah ? Les
hommes, libres, ni trop jeunes ni trop vieux, en bonne santé et sans défauts,
ou du moins sans défauts physiques apparents.
Les règles sont
parallèles à celles des sacrifices : les bêtes choisies doivent être sans
défaut (à une exception : elles peuvent être mâles ou femelles). Mais pour
les sacrifices, on le comprend facilement : les offrandes doivent être
choisies parmi ce qu’il y a de meilleur, et non parmi ce dont on ne veut pas,
le rebut (exemple de Caïn).
Or les êtres
humains ne sont pas des sacrifices ! On a l’impression que Dieu ne veut
voir qu’une seule catégorie d’humains, ceux qui représentent le mieux
« l’espèce », la norme, et qu’Il rejette tous les anormaux, les
inadaptés, les différents.
Cela, c’est ce
qu’on peut déduire d’une lecture partielle, rapide et superficielle. Mais c’est
évidemment un contresens. Car personne ne dit que « dispensé »
signifie « interdit ». Ce dont il est question ici c’est de ne pas forcer tout le monde à ce long voyage à
pied, cette longue marche sous le soleil ou parfois la pluie pour arriver
jusqu’à une ville dans laquelle la population double ou triple, où l’on doit se
loger dans l’inconfort et la promiscuité, avant de revenir dans les mêmes
conditions. Trois fois par an, le juif doit s’astreindre à un périple éprouvant,
le pèlerinage. (Dans l’islam, cette obligation n’est qu’une fois dans la vie.
Mais à l’origine les juifs n’étaient pas censés vivre sur un territoire aussi
étendu que les musulmans.)
Le pèlerinage
n’est pas une partie de plaisir, un petit voyage agréable, un « weekend »
en famille ou entre amis. C’est une épreuve, et plus on est éloigné de
Jérusalem plus elle est périlleuse : on se réunit dans les villages pour
savoir qui partira pour représenter le groupe, on choisit les plus vaillants,
qui partent groupés pour mieux résister aux bandits des chemins, il faut
prévoir suffisamment de nourriture, des points de ravitaillement, de l’argent…
et aussi des remplaçants pour s’occuper du bétail et des terres pendant la
longue absence.
Pour résumer,
le pèlerinage n’est pas fait pour tout le monde. Rendre la mitsva égalitaire,
obliger toutes les catégories de la population à s’acquitter de ce devoir quelles
que soient leurs capacités physiques à l’accomplir correctement, ce serait se
rendre coupable d’une violence qui consisterait à obliger les gens à choisir
entre trois possibilités :
- Désobéir, au détriment de leur sentiment religieux
- Obéir malgré tout, et se mettre en danger (de mort)
- Décider de quitter leur famille et de s’installer à Jérusalem vivre comme des assistés.
Dans ce cas
précis, comme dans tant d’autres dans la Torah ou dans tout système juridique,
on arrive à un conflit entre deux valeurs fondamentales qui devraient soutenir
chacune des lois, je veux parler du conflit entre Egalité et Justice.
Demander à chacun de fournir exactement le même effort que les autres, c’est égalitaire,
mais c’est injuste. Demander à chacun un effort différent selon ses
possibilités, c’est juste, mais c’est inégal.
Ainsi ce qui
peut nous choquer à la première lecture d’un texte ancien s’avère l’expression
– transposée dans un langage ancien- d’une préoccupation sociétale et politique
intemporelle et universelle : les riches doivent-ils payer plus que les
pauvres ? C’est inégal, mais c’est juste. Doit-on comme dans les systèmes
communistes, rétribuer les gens suivant leurs besoins, leurs familles, et pas
suivant leurs compétences et leurs qualifications ? Ou encore doit-on
obliger tous les enfants à acquérir les mêmes connaissances, quelles que soient
leurs capacités ? C’est égalitaire, mais injuste.
Pour en revenir
à notre mitsva, nous avons un bon exemple d’une partition du peuple en deux
catégories : d’une part ceux qui sont tout à fait capables d’accomplir la
mitsva et qui ne sauraient se soustraire à leurs obligations. D’autre part ceux
qui sont par nature dispensés, à cause de la faiblesse de leur constitution ou
de leur infirmité, qui sont eux libres de choisir d’accomplir la mitsva ou pas,
dans la limite de ne pas se mettre en danger de mort.
En admettant
que parmi les gens qui venaient au Temple accomplir les pèlerinages il y avait
des représentants de ces deux catégories, l’hébreu rabbinique donne à chacune
de ces catégories un nom précis : Metsouvé ve-‘ossé (celui qui a reçu le
commandement, celui qui est concerné – et qui l’accomplit)/ eyno metsouvé
ve-‘ossé (celui qui n’est pas obligé – et qui l’accomplit de manière
volontaire).
De façon
surprenante, les sages du Talmud conviennent que les premiers ont plus de
mérite que les seconds. Pourquoi ? Premièrement par nécessité
théologique :
תלמוד בבלי מסכת
בבא קמא דף לח עמוד א
והתניא, ר"מ אומר: מנין שאפילו נכרי ועוסק
בתורה שהוא ככהן גדול? ת"ל: +ויקרא י"ח+ אשר יעשה אותם האדם וחי בהם,
כהנים ולוים וישראלים לא נאמר אלא אדם, הא למדת, שאפילו נכרי ועוסק בתורה הרי הוא
ככהן גדול! אמרי: אין מקבלים עליהן שכר כמצווה ועושה אלא כמי שאינו מצווה ועושה,
דא"ר חנינא: גדול המצווה ועושה יותר ממי שאינו מצווה ועושה.
D’où sait-on que même un non-juif qui
accomplit les commandements est comme le grand-prêtre ? Car il est dit :
« Vous observerez donc mes lois et mes statuts, parce que l'homme
qui les pratique obtient, par eux, la vie: je suis l'Éternel. » il n’est
pas dit le Cohen, le Lévy ou le juif, mais l’homme (l’humain), de là tu peux
apprendre que même un non-juif qui pratique la Torah est comme le grand-prêtre.
On a dit : ils ne reçoivent pas la même récompense que ceux qui sont
obligés, mais ils reçoivent la récompense de ceux qui appliquent
volontairement. Rabbi Hanina enseigne : celui qui est soumis aux commandements
et les applique est plus grand que celui qui ne l’est pas et les applique.
Deuxièmement
par observation de la nature humaine : si me lever tôt le matin (pour
faire un peu de sport ou autre chose) est pour moi une bonne résolution qui
peut durer quelque temps (une semaine ou un mois), elle ne peut être
permanente, ou si elle l’est ce n’est dû qu’à ma propre volonté. En revanche si
je le fais parce que je m’y suis engagé devant quelque chose ou quelqu’un et
que je m’y astreins malgré ma démotivation, mon manque d’envie et d’entrain,
autrement dit si je dois faire un effort
contre moi-même pour l’accomplir, mon mérite est plus grand.
Il se peut que
l’on touche ici à un point central : l’épreuve physique de la marche sur
une longue distance avec les dangers de la route n’est pas minimisée, mais elle
est placée en dessous d’une autre épreuve : celle du combat qui se joue à
l’intérieur de la personne, contre sa propre résistance, son manque d’entrain,
son inertie. Contre ce que les sages nomment le yetser hara (penchant vers le mal). Ceux qui sortent victorieux de
cette épreuve contre une partie d’eux-mêmes sont considérés comme « plus
valeureux » que ceux qui ne l’ont pas subie.
Pour finir, une
étude minutieuse montre que le texte, comme tous les textes de la Torah,
interroge plus qu’il ne répond : combien sommes-nous à éviter les efforts
en s’auto-persuadant que ce n’est pas pour nous, ou pas de notre niveau ?
Combien sommes-nous à réclamer l’égalité sans se donner les moyens de la
justifier ? Est-ce que nous ne tenons pas pour acquis des principes dont
nous n’avons pas réalisé toute la portée, comme celui de l’égalité homme/femme
devant les commandements ?
Ici encore, le
pèlerinage peut-être utile, non pas en tant que pratique d’un acte commandé et
obligatoire, mais en tant que métaphore d’un voyage, aussi intérieur
qu’extérieur, vers le plus profond de l’être, malgré toutes les craintes réelles
ou fantasmées du chemin. Un voyage vers une montagne (celle de Jérusalem et du
Temple) gravie pas à pas, puis redescendue, et remontée trois fois par an,
année après année, un lieu qui ne change pas, qui reste identique, le but étant
que celui qui revient soit à chaque fois un peu différent que la dernière fois,
juste un peu meilleur.
Chabbat chalom
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