Lorsque j’habitais encore
en Israël, par une nuit d’insomnie j’étais tombé sur un reportage à la
télévision. Une équipe de journalistes israéliens étaient allés visiter un pays
d’Afrique de l’Ouest, à l’Est du Kénya : l’Ouganda.
Pour leur parcours, ils
prenaient comme feuille de route un document historique : le rapport d’une
équipe d’explorateurs envoyés par le congrès sioniste mondial en 1905. Pour ceux
qui ne connaitraient pas cet épisode cocasse de l’histoire juive contemporaine,
je rappelle brièvement quelques faits : en 1903, Joseph Chamberlain,
ministre britannique des colonies, propose à Théodor Herzl un territoire qui
fait partie des colonies anglaises, pour que le peuple juif puisse y établir
son foyer national, pour répondre aux demandes du mouvement sioniste.
(Une petite
précision : les anglais ne pouvaient pas proposer la Palestine,
puisqu’elle ne leur appartenait pas encore, elle ne sera conquise sur les Turcs
qu’en 1917.)
Ce territoire, du point
de vue des anglais, avait plusieurs avantages : il n’était pas ou très peu
habité, les terres étaient de bonne qualité et on pouvait y faire de
l’agriculture. De plus, les proposer aux juifs leur rendait service car ils
cherchaient une population de colons qui ne se révolteraient pas contre eux,
(ils étaient englués dans une guerre civile en Afrique du Sud). Cette terre
c’est l’Ouganda. Pendant mes études d’histoire, on m’avait expliqué qu’Herzl
était enthousiaste à l’idée d’accepter ce territoire pour y établir le futur
Etat juif, mais qu’il avait dû renoncer à l’idée à cause de l’opposition des
délégués russes au congrès sioniste. En vérifiant ce matin dans quelques
sources, j’ai réalisé que c’était beaucoup plus compliqué : apparemment
Herzl n’a jamais cru sérieusement en cette solution, mais il a voulu négocier
malgré tout pour obtenir un statut diplomatique vis-à-vis des anglais. Après de
nombreuses négociations internes il a fini par obtenir l’envoi d’une mission d’observation,
bien que la proposition allait être rejetée. De ce que j’ai compris, le projet
fut même abandonné avant le départ de la mission, ce qui donne un
caractère un peu vain et absurde au travail des trois ou quatre missionnaires
qui ont pourtant rédigé un rapport très sérieux…
Il n’empêche que
l’épisode a fait grand bruit, et est à l’origine d’un mythe contemporain :
l’Etat juif aurait pu être ailleurs que dans l’Israël actuel, et le cours de
l’Histoire en aurait été modifié…
Pour en revenir au
reportage de la télévision israélienne, je trouvais qu’il avait des qualités
(de belles images), mais que le script (le scénario) était basé sur une
réflexion naïve et infantile. En gros, le journalise disait « ah, si
seulement nous étions venus ici, comme tout aurait été beaucoup plus
simple… » Des terres fertiles, pas de désert ni de marais à assécher, une
population accueillante et gentille, et surtout… pas de guerre contre les
voisins arabes qui cherchent notre destruction.
Je ne sais pas à quel
point le journaliste croyait à son histoire, mais le simple fait de l’entendre
fantasmer résume assez bien les difficultés de la société israélienne.
Entre nous, je trouvais
qu’il manquait un peu d’humour : on imagine mal la réaction des ougandais
s’ils voyaient brusquement débarquer quelques millions de juifs chez eux… ni de
quoi le pays aurait l’air au bout de quelque temps…
Pourquoi je parle de ça,
et où je veux en venir ?
Pour dire qu’avant
Staline, on avait déjà proposé l’idée, comme solution au problème de
l’antisémitisme, de donner aux juifs un territoire éloigné, quasiment
désertique, pour qu’ils s’y retrouvent entre eux, sans gêner personne, et se
débrouillent seuls, qu’ils se « régénèrent » (pour employer les mots
de l’époque) en travaillant la terre, et qu’ils deviennent enfin un peuple
comme les autres.
Ce qui m’a passionné,
c’est la teneur des débats au sein des représentants sionistes. Car on pourrait
poser la question : après tout, pourquoi pas ? Ces juifs du début du
XX° siècle, qui avaient choisi de substituer à la tradition religieuse un
militantisme politique, de rejeter la foi et l’espérance ancestrale en la venue
du messie pour une action concrète et contemporaine, pourquoi n’ont-ils pas
franchit le pas et accepté l’existence d’un foyer national juif viable peu
importe le territoire (Afrique, Amérique, Asie…) ?
Le groupe de délégués
opposés à la proposition britannique s’est dénommé lui-même « Tsioné
tsion » les sionistes de Sion. Dans leurs arguments, on retrouve un
mélange de termes religieux appliqués à la nation (vocabulaire typique des
nationalismes du XIX° siècle). On retrouve aussi des arguments religieux
tournés dans une rhétorique sociologique et historique (« l’an prochain à
Jérusalem » devient une espérance « nationale » antique). Mais
l’argument qui prévaut le plus est un argument que je qualifierai par un mot
anachronique : le « marketing ». (N’oublions pas que les
sionistes sont ultra-minoritaires dans les populations juives européennes) Pour
« vendre » l’idée sioniste aux masses, il faut un projet fédérateur,
qui puisse rassembler sous sa bannière le plus grand nombre de juifs, y
compris ceux qui ne sont pas sensibles au discours sioniste pour des questions
religieuses.
Proposer au juif de la
rue de déménager pour un autre pays lointain, dans lequel il sera peut-être en
sécurité quelque temps avant que lui ou ses enfants n’en soient chassés à
nouveau, ce n’est pas une nouveauté. C’est simplement continuer l’histoire de
l’errance juive depuis environ deux mille ans. Proposer un retour sur la terre
des ancêtres, là où le peuple juif a vécu son âge d’or, en tant que peuple
travailleur, guerrier, fier et indépendant, c’est une idée valable, qui mérite
d’être défendue. Elle le mérite en tant que solution contre les violences dont
sont victimes les populations juives en Europe (1903 est la date d’un des pogroms
de Kichinev…). L’idée vaut aussi sur le plan intellectuel, en tant que
l’expression d’une renaissance juive (et j’emploie le terme dans le sens de
mouvement intellectuel : renaissance = redécouverte des classiques de
l’Antiquité).
Je reviens sur le terme
marketing, car il n’a pour moi rien de péjoratif. Le but est l’adhésion du plus
grand nombre au projet. Politiquement, l’Etat juif ne sera une véritable
solution que dans la mesure où il sera soutenu par l’ensemble des juifs.
Cette quête de l’unanimité,
du rassemblement, c’est ce que je lis en filigrane dans la paracha de cette
semaine : Bemidbar, une des parachot les plus ennuyeuses, dans ce livre
qui prend en français le nom de « Nombres » à cause des
dénombrements : telle tribu contient tant d’hommes, telle autre etc.
Un recensement militaire,
qui précède une campagne, celle de la conquête du territoire qui est leur
objectif à ce moment de la narration (ils ne savent pas encore que cela va être
reculé de 40 ans à cause d’une mission d’exploration qui va mal tourner…).
La longue énumération des
noms et des nombres dans la paracha Bemidbar, et l’importance que la Torah leur
accorde donne une impression de recentrage du sujet. Tout à coup la conquête de
la terre de Canaan n’est plus un but en soi.
C’est un demi-objectif.
L’autre
objectif, c’est qu’ils y parviennent tous.
Ensemble et unis.
Chabbat chalom